L'éducation prioritaire est "en décalage avec les réalités territoriales" selon la Cour des comptes
Depuis 1981 et sans discontinuité, la France mène une politique d'éducation prioritaire sur laquelle la Cour des comptes a rendu son verdict : manque d'actualisation, logique de moyens déconnectée des besoins territoriaux et résultats décevants sur la réussite des élèves. Dans son rapport commandé par la commission des finances du Sénat et présenté le 6 mai 2025, les Sages appellent à une réforme urgente et en profondeur d'une politique devenue illisible.

© : Cour des comptes, d’après les données du ministère de l’éducation nationale et Adobe stock
Pensée en 1981 pour "donner plus à ceux qui ont moins", l'éducation prioritaire vise à compenser les inégalités sociales en concentrant les moyens dans des zones identifiées comme défavorisées. Mais au fil des années, ce dispositif qui devait être transitoire s'est installé durablement, sans réévaluation régulière. Résultat : en 2024, 21% des élèves du public – soit 1,7 million – relèvent de l'éducation prioritaire, encadrés par 24,5% des enseignants. Pire, "la France fait partie des pays de l'OCDE dans lesquels le niveau scolaire des élèves issus de milieux plus défavorisés est en baisse depuis vingt ans et les inégalités sociales pèsent le plus sur les destins scolaires", écrit la Cour en introduction du rapport.
Pour la Cour des comptes, le bilan de la dernière refondation de 2015 est donc plus que mitigé. Si les réseaux d'éducation prioritaire renforcée (REP+) ont bénéficié d'un effort important – notamment via une indemnité allant jusqu'à 5.114 euros bruts annuels et du temps libéré pour la formation –, les effets attendus sur la réussite des élèves peinent à se matérialiser.
Un pilotage centré sur les moyens… et non sur les élèves
Depuis dix ans, la logique budgétaire a pris le pas sur les objectifs pédagogiques. La politique d'éducation prioritaire a vu son coût pour l'État multiplié par 2,5 entre 2014 et 2023, passant de 1,1 milliard à 2,6 milliards d'euros, sans compter les apports non chiffrés des collectivités (travaux, restauration scolaire, périscolaire).
Le dédoublement des classes, amorcé en 2017 pour les CP, CE1 et grande section, incarne cette montée en charge. 15.987 ETP ont été mobilisés, pour un coût annuel de près de 800 millions d'euros. Très populaire, appréciée pour son impact sur le climat scolaire et l'attention portée aux élèves, l'efficacité de cette mesure sur les acquis est questionnée par la Cour : "les progrès observés à court terme s'atténuent à l'entrée au collège".
Une carte dépassée, des dispositifs empilés
Problème central : la carte de l'éducation prioritaire, censée être révisée tous les quatre ans, n'a pas été actualisée depuis 2015. Or la situation socio-démographique des territoires a profondément évolué. Certaines écoles dites "orphelines" en difficulté n'en bénéficient pas, tandis que d'autres, situées dans des zones gentrifiées, conservent des moyens disproportionnés (notre article du 4 septembre 2023). La Cour estime qu'environ 500 écoles à fort besoin social sont actuellement exclues du dispositif.
Pour pallier ces limites, le ministère a empilé les dispositifs : contrats locaux d'accompagnement (CLA), territoires éducatifs ruraux (TER), cités éducatives… Tous dotés de moyens moindres, et généralisés sans évaluation. Le paysage devient "complexe, peu lisible, et peine à répondre à la diversité des besoins", pointe la Cour.
Des résultats insuffisants, un principe à repenser
La Cour rappelle par ailleurs l'objectif fixé depuis 2006 : réduire à moins de 10 % l'écart de niveau entre élèves en éducation prioritaire et les autres. Or cet "objectif n'est toujours pas atteint, alors même que le niveau global a baissé". En 2022, les écarts de résultats en mathématiques entre élèves favorisés et défavorisés atteignaient 112,5 points en France, contre 93,5 dans la moyenne OCDE. C'est la philosophie de la politique qu'interroge la Cour : "elle segmente le service public d'éducation", "s'éloigne de ses objectifs initiaux", et "n'est plus adaptée aux réalités territoriales et aux besoins des élèves".
Deux priorités pour refonder la politique
La Cour appelle à une réforme rapide, autour de deux orientations structurantes : Elle propose de mettre en cohérence les moyens concourant à la mixité sociale et à l'égalité des chances, en intégrant mieux les politiques connexes (politique de la ville, médico-social, etc.).
Autre piste : simplifier les mécanismes d'allocation des ressources, pour introduire plus de progressivité et faire évoluer les pratiques pédagogiques au service des élèves. Cette préconisation de suppression des REP au profit d'une affectation progressive des moyens avait été portée par la députée Agnès Carel dans son rapport remis en 2023 (notre article du 12 juillet 2023). Ce rapport appelait lui aussi à "une refonte totale de l'éducation prioritaire". L'éducation prioritaire ne doit pas être abandonnée, conclut la Cour, mais réinscrite dans une stratégie globale, efficiente et intégrée.