Marché de l'électricité, industrie verte : comment Bruxelles tente de se réarmer

Dans la course mondiale aux subventions vertes, incarnée par l'Inflation Reduction Act américain, la Commission européenne vient de présenter deux outils phares de son plan pour l'industrie verte : la révision du marché européen de l'électricité et sa législation sur les technologies propres. Dans les deux cas, la France est parvenue à y maintenir la place du nucléaire, même si les fondamentaux du marché de l'électricité ne sont pas remis en cause.

Il y a quelques jours, Tesla a confirmé sa décision de rapatrier sa production de cellules de batteries aux États-Unis au détriment de sa nouvelle usine berlinoise. Un choix dicté, selon le groupe d’Elon Musk, par les "bonnes conditions créées par la législation américaine IRA (Inflation Reduction Act), qui prévoit des allégements fiscaux". Ironie de l’histoire, la France s’était trouvée en concurrence avec l’Allemagne pour ce choix d’implantation. Quelques jours plus tard, Volkswagen renonçait à un projet d’usines de batteries en Europe de l’Est, pour les mêmes raisons. Le groupe escompte 10 milliards d’euros d’aides du côté américain. Les exemples d'entreprises cédant aux sirènes américaines se multiplient au point qu’avec ses 370 milliards de dollars de subventions et d’allégements fiscaux aux industries vertes, l’IRA fait craindre un siphonage de l’industrie européenne. D’autant que l’énergie est bien meilleur marché outre-atlantique depuis la guerre en Ukraine. Mais les États-Unis ne sont pas les seuls dans la course aux subventions vertes. La Chine ou le Japon, avec son plan de 140 milliards d’euros dans la transition verte, tiennent le haut du pavé…

La riposte européenne doit passer par le "plan industriel vert" annoncé par la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, à Davos en janvier dernier, avant d’être présenté dans le détail quelques jours plus tard, promettant des assouplissements sur les aides d’État (voir notre article du 3 février 2023). Ce plan s’inscrit dans la continuité du paquet RepowerEU visant à sortir de l’Union européenne de la dépendance énergétique au gaz russe (voir notre article du 8 mars 2023).

Stabiliser les prix de l'électricité

Deux mesures phares de ce plan ont été détaillées coup sur coup la semaine dernière. Tout d’abord la très attendue révision du marché européen de l’électricité (composée de deux règlements). Après avoir reçu quelque 1.300 contributions, la Commission a enfin levé le voile, le 14 mars. L’objectif : assurer plus de stabilité alors que les prix ont atteint des records ces derniers mois (avant le début de la guerre en Ukraine du fait de la forte reprise post-Covid), tout en accélérant l’essor des renouvelables pour diminuer la consommation de gaz. 

La France, dont des pans entiers de l’économie sont mis à mal, y compris chez les collectivités contraintes de fermer de nombreux équipements, était aux avant-postes, avec l’Espagne, pour demander de sortir du couplage actuel entre prix du gaz et prix de l’électricité afin de coller davantage aux coûts réels de production (voir notre article du 16 janvier 2023). Dès septembre 2021, le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, jugeait le marché européen "aberrant" et appelait à le revoir "de fond en comble" (avant de revoir ses ambitions à la baisse). Autant dire que ce n’est pas le choix fait par la prudente Commission européenne qui tente de ménager la chèvre et le chou, de nombreux pays dont l’Allemagne (très dépendante des centrales à gaz) étant hostiles à ce découplage.

La Commission souhaite en effet conserver les contrats de court terme qui permettent de fixer les prix du mégawattheure sur le marché spot, au jour le jour, selon le principe de "coût marginal" : le prix du marché est déterminé par la dernière unité de production mise en route pour répondre à la consommation, qui se trouve être la plupart du temps une centrale à gaz. Ce mécanisme permet de répondre aux forts pics de demande. L’inconvénient : en cas de flambée du prix de gaz, c’est le prix de l’électricité qui se trouve impacté. Alors la Commission encourage parallèlement les contrats de long terme pour les énergies décarbonées. L’objectif : assurer une stabilité des prix en permettant aux consommateurs de lisser leurs factures tout en garantissant des revenus prévisibles aux fournisseurs.

"Contrats d'écart compensatoires bidirectionnels"

Elle veut ainsi donner des "signaux de long terme" pour encourager les investissements dans la production "inframarginale" (qui n’est pas d’origine fossile), que ce soit pour les renouvelables, l’hydroélectricité et le nucléaire. Et ainsi réduire l’influence des cours du gaz sur le prix de l'électricité. Pour ces investissements, les producteurs devront passer avec l’État des "contrats pour différence" ou "contrats d'écart compensatoires bidirectionnels". Pourquoi bidirectionnels ? Parce que le mécanisme marche dans les deux sens. Le producteur est garant d’un prix minimum et d’un prix maximum. Ainsi, l’État collecte les éventuels excédents pour les redistribuer aux consommateurs ou bien redistribue au producteur le manque à gagner. Ce système s’applique déjà en France pour l’essentiel des renouvelables. Son extension au nucléaire (pour les nouvelles centrales ou les centrales existantes) était une demande forte de la France au moment où les parlementaires discutent de la prolongation de quarante à soixante ans de la durée de vie du parc nucléaire français.

Au-delà de la constitution des prix de marché, Bruxelles souhaite mieux protéger les consommateurs, avec un accès à des contrats plus variés : à côté des contrats à prix fixes figureraient des contrats à prix dynamiques "afin de tirer parti de la variabilité des prix en consommant l'électricité lorsqu'elle est moins chère (par exemple, pour recharger des voitures électriques ou utiliser des pompes à chaleur)". Elle souhaite par ailleurs réduire les risques de défaillances des fournisseurs en les obligeant à se couvrir. Elle oblige également les États membres à établir des fournisseurs en dernier ressort (EDF en France) "afin qu'aucun consommateur ne se retrouve privé d'électricité". Autre nouveauté : ils pourront étendre les tarifs réglementés aux ménages et PME en cas de crise. La Commission entend aussi prémunir les ménages précaires des risques de déconnexion.

La réforme doit à présent être discutée au Parlement et au Conseil. Si la France veut aller vite, l’Allemagne préfèrerait attendre les résultats de prochaines élections européennes… au printemps 2024. La réforme sera au menu du Conseil des 23 et 23 mars. Les négociations sur le nucléaire s’annoncent musclées.

"Net-zéro Industry Act"

À côté du marché de l’électricité, la Commission entend réduire la dépendance de l’Union européenne vis-à-vis de pays tiers, à travers le "Net-zéro Industry Act" qui, d’après Thierry Breton, commissaire au Marché intérieur, "s’inscrit dans la réponse européenne à l’IRA". "Nous ne sommes pas dans la réaction, ni dans le court terme. Nous sommes ancrés dans la nouvelle réalité, et prenons notre destin industriel en main", a-t-il toutefois tenu à souligner, lors d’une conférence de presse, le 16 mars. L’objectif : faire en sorte qu’en 2030, 40% des besoins dans les technologiques propres (à "zéro émission nette") soient produits en Europe. La Commission entend ainsi encourager ces technologies propres en ayant recours à des simplifications administratives (par exemple pour la délivrance des permis de construire), en permettant des soutiens financiers, notamment via les fonds européens, et en mobilisant les marchés publics. Le projet de règlement présenté le 16 mars énumère huit technologies "stratégiques" susceptibles de recevoir des aides : solaire, éoliennes, biométhane, pompes à chaleur et géothermie, électrolyseurs et piles à combustible, batteries et stockage, captage et stockage du carbone (CSC) et technologies de réseau. Mais la Commission, conformément à la taxonomie verte, a aussi inséré "les technologies de pointe pour produire de l'énergie à partir de processus nucléaires avec un minimum de déchets du cycle du combustible, les petits réacteurs modulaires". "Nous avons pu converger sur le besoin de couvrir le nucléaire dans cette proposition. Car il est temps de dépasser les idéologies", s’est félicité Thierry Breton. En revanche, les technologiques nucléaires existantes (2e et 3e génération) sont exclues.
La commission souhaite dans le même temps investir dans la formation et les compétences, en lançant des "académies" sur ces technologiques Zéro-net.

À noter enfin qu’à côté de ce règlement, la Commission a présenté le même jour un paquet législatif (composé d’un règlement et d’une recommandation) visant à sécuriser l’approvisionnement de l’UE en matières premières critiques (lithium, cobalt, nickel…), soit par la diversification des partenariats internationaux soit par le rapatriement de certaines productions sur le sol européen.