Mohamed Gnabaly : "Les projets de gouvernance agricole et alimentaire partagés sont une solution pour nos territoires"
Maire écologiste de L’Île-Saint-Denis et président de l’association départementale des maires de Seine-Saint-Denis, Mohamed Gnabaly est aussi cofondateur de La Ferme des possibles, société coopérative d’intérêt collectif et entreprise d’insertion basée à Stains et engagée dans l’agriculture et l’alimentation. L’élu local-entrepreneur de l’économie sociale et solidaire y a récemment accueilli le séminaire de clôture du projet Tressons, porté par l’Avise et le RTES, visant à valoriser et renforcer la contribution de l’ESS aux grands défis agricoles actuels. Avec sa double casquette, Mohamed Gnabaly expose à Localtis sa vision de stratégies de développement hybrides, mobilisant les acteurs publics, privés, associatifs et les habitants, au service de l’intérêt général, des filières agricoles et des territoires.

© RTES/ Mohamed Gnabaly (à droite) le 20 mai à la ferme des possibles
Localtis - Vous avez accueilli le 20 mai dernier le séminaire de clôture du projet Tressons à la Ferme des possibles. Quels sont pour vous les grands enseignements de ce projet, sur la façon dont l’économie sociale et solidaire (ESS) peut soutenir le développement agricole ?
Mohamed Gnabaly - J’étais très heureux d’accueillir le séminaire à la Ferme des possibles, avec cette idée : territoires ruraux, territoires urbains, même combat. L’ESS, et plus largement les projets de gouvernance agricole et alimentaire partagés, peuvent être une solution pour nos territoires.
Parmi les conclusions du projet, il y a la question de l’hybridation des activités et des lieux pour faire vivre, ou survivre, toute une filière. C’est en filigrane la question de l’attractivité territoriale, pour les habitants et pour l’extérieur. Il s’agit de construire une vision commune, un projet de développement avec au cœur les habitants et les acteurs locaux. Dans le cadre des projets alimentaires territoriaux (PAT), on s’intéresse au mieux manger, à la démocratisation alimentaire, à la survie des agriculteurs et du foncier agricole, aux justes prix et aux circuits courts, à la façon dont on garde du vivant dans les territoires… Tous ces sujets répondent à une question : comment ne pas laisser mourir nos terroirs et nos quartiers ?
Dans votre territoire, comment ce projet commun se construit-il ?
La Ferme des possibles est une société coopérative d’intérêt collectif (Scic) avec à l’intérieur des collectivités, des entreprises, des associations, des habitants. Nous avons développé un modèle d’agriculture contributive et de bénévolat, où les gens viennent chercher des choses différentes : un îlot de fraicheur, un espace de respiration et d’engagement, des produits de qualité à bas prix, de la solidarité… Ce qui est intéressant, c’est le croisement entre différentes politiques publiques et l’engagement privé autour d’une boucle alimentaire.
Les collectivités présentes dans la Scic ont chacune leur champ de compétence : la ville de Stains a un PAT et travaille avec son centre communal d’action sociale (CCAS) sur la solidarité alimentaire et la cohésion sociale, mais également sur la politique de la ville ; Plaine Commune est compétente sur la politique de la ville, l’ESS, l’attractivité et la stratégie de résilience ; le département est sur les questions d’insertion, d’emploi et de solidarité alimentaire. Nous travaillons aussi avec la région sur l’attractivité économique, la filière agricole et la formation et avec l’État notamment en tant qu’entreprise d’insertion et atelier chantier d’insertion. Et les entreprises viennent chercher du circuit court, des personnes à recruter et de l’ancrage territorial.
À L’Île-Saint-Denis et dans les communes environnantes, les circuits courts au bénéfice de la restauration collective se développent-ils ? Est-il possible d’augmenter la part de produits locaux à un coût correct ?
Nous achetons plus cher nos produits mais nous nous y retrouvons en travaillant différemment – davantage de matière première brute, des menus qui évoluent, etc. À L’Île-Saint-Denis, nous sommes à 90% de bio, 50% de végétarien et nous avons encore une marge de progression sur le local : nous sommes autour de 25% et notre ambition est d’aller vers 60-70%. Nous sommes en train de construire les filières une à une, donc cela prend du temps. Des acteurs franciliens – tels que le GAB Ile-de-France et Biocoop Ile-de-France - vont nous permettre de changer d’échelle rapidement. Les régies agricoles municipales se développent également, ou encore des stratégies telles que celle de Gennevilliers qui investit sur du territoire agricole dans une autre commune à moins de 100 km. Ces logiques se développent mais cela demande du temps, des investissements et un peu d’ingénierie.
Pour les élus locaux, quels sont les leviers les plus simples à activer pour évoluer vers un autre mode de fonctionnement ?
La première chose à faire, c’est de partir de ses ressources et de ses dépenses. Comment fonctionnons-nous actuellement, où mettons-nous nos ressources, pouvons-nous faire autrement ? Et en parallèle, on s’interroge sur les opportunités territoriales, les avantages concurrentiels, ce que l’on pourrait faire pour créer telle filière et être plus robuste, plus attractif... Il faut toujours partir d’un contexte territorial pour construire un plan d’action qui corresponde à sa réalité, et pas à un modèle tout fait qui pourrait décourager.
Les acteurs de l’ESS se développent-ils aujourd’hui suffisamment pour représenter de telles opportunités territoriales ?
L’ESS se développe énormément depuis dix ans. Des acteurs qui ont démarré à L’Ile-Saint-Denis, tels que Les Alchimistes, sont aujourd’hui à dimension nationale. Cela renvoie au droit à l’expérimentation, à l’accompagnement et aux investissements réalisés. Ces acteurs répondent au départ à un besoin local et, s’ils ont la possibilité d’expérimenter, ils peuvent ensuite essaimer et changer d’échelle. Sur les territoires, il faut construire les conditions permettant de faire émerger de telles entreprises de l’ESS et, en parallèle, aller chercher des acteurs extérieurs qui vont apporter des solutions dont le territoire a besoin. A l’Ile-Saint-Denis, en proposant un immobilier ESS 30% moins cher par rapport aux prix classiques, nous avons fait venir des acteurs attirés par la dynamique, l’attrait du foncier et le projet politique.
Est-ce soutenable, à l’heure où tous les élus locaux rencontrent des difficultés à boucler leur budget ?
Cela ne coûte pas très cher en vérité, c’est de la débrouillardise et de l’anticipation. Si vous avez des friches ou des zones d’activité vides, en territoire rural notamment, il s’agit d’attirer des acteurs qui viennent développer des services à la population. Si vous êtes un territoire qui construit, ce sont des négociations en amont pour réserver des locaux à des entreprises de l’ESS.
La question de l’ESS est avant tout celle des modèles économiques : à partir du moment où il y a une maîtrise du budget, du foncier, de l’hybridation avec la possibilité d’avoir du multi-activité public/privé, cela se joue différemment.
Sur l’hybridation et en particulier le fait de s’engager dans une Scic, il y a encore une certaine frilosité, certaines collectivités ne souhaitant pas être à la fois juge (client par exemple) et partie (de la coopérative). Ces appréhensions sont-elles selon vous justifiées ?
C’est une question de perception. Mon message, c’est "faire commun, faire commune". Je considère que l’intérêt général, c’est l’histoire de tous, pas que du public. Et donc que l’intérêt communal peut aussi en partie être porté et incarné par la société civile, par le monde économique. Dans cette perspective, la ville se place comme régulateur, coordinateur, animateur de l’intérêt général sur son territoire. Et juridiquement, nous avons la chance d’avoir un cadre réglementaire avec la loi Hamon qui borde les choses. Aujourd’hui, c’est un sujet culturel plus que juridique.
Vous avez une approche très positive et orientée solutions. Y a-t-il cependant des freins au fait d’allier développement agricole et ESS ?
On s’appelle la Ferme des possibles parce qu’on nous a souvent dit que c’était impossible… Des freins, il y en a plein et on peut en ajouter plein d’autres si l’on veut. Il faut déjà poser une stratégie territoriale, un moteur clair. La plus grande difficulté des collectivités, c’est qu’elles arrivent à ce sujet par dépit, en mode "on ne sait pas quoi faire"… et pas en mode "on retourne la table et on va construire les choses autrement". Donc il y a un vrai changement culturel : l’ESS n’est pas un outil de réparation, l’ESS peut être un outil de développement local, au service des territoires. Il y a ensuite la question de la temporalité : ce sont des projets qui prennent beaucoup de temps, les élus, administrations, associations et entreprises doivent apprendre à parler le même langage, à trouver les points de convergence. C’est un processus long (cinq à dix ans) pour qu’un tel écosystème murisse. La collectivité peut être moteur pour emmener tout le monde, mais cela demande de la stabilité territoriale, de la constance et de la cohérence.
Cela nécessite également des moyens en ingénierie et ces financements existent moins – par exemple sur les PTCE, pôles territoriaux de coopération économique. C’est difficile pour les collectivités d’y aller à fonds propres, mais il est possible de faire un peu différemment, notamment dans le cadre d’un projet d’investissement. Nous sommes par exemple en train de créer un tiers lieu alimentaire à l’Ile-Saint-Denis, avec l’appui d’une assistance à maîtrise d’ouvrage qui nous accompagne sur le projet, y compris sur la mise en place de la coopération. Cela prendra trois à cinq ans et cette dépense est affectée à mon bilan d’opérations d’investissement.