Nicolas Portier : "Nos modèles de financement reposant sur la croissance des consommations ne peuvent plus fonctionner"

Dans le cadre du programme d'études sur la planification écologique porté par l'école urbaine de Sciences Po et l'Institut pour la recherche de la Caisse des Dépôts, Nicolas Portier, professeur affilié et par ailleurs consultant, après avoir publié un premier volet sur "la planification écologique au défi de la territorialisation", vient de remettre le deuxième volet de son rapport, consacré au financement des transitions. Outre la nécessité de "modèles économiques réinterrogés" – titre de cet opus –, l'expert revient sur l'importance d'une planification lisible et stable, nécessairement élaborée et mise en œuvre de concert avec les collectivités.

Localtis - Si l'on devait retenir un seul enseignement de ce substantiel rapport, quel serait-il ?

Nicolas Portier - Je dirais la très forte sensibilité des modèles économiques à la pertinence des choix qui seront arrêtés, mais aussi à leur stabilité. Nombre de travaux macro-économiques évaluent les besoins de financement de manière assez globale et théorique. J'arrive pour ma part à la conclusion que les nouveaux modèles sont encore largement en construction, avec des incidences budgétaires des transitions qui dépendront de nombreux facteurs. Pour l'heure, je pense qu'il faut surtout veiller à la cohérence des options politiques et techniques pour conduire à bien, et à des coûts raisonnables, la planification écologique. Il faut se féliciter à ce titre des progrès rapides de l'évaluation du coût-efficacité des différents dispositifs, mais aussi des mesures de ce que l’on appelle les "coûts d'abattement du carbone" – même si j’explique pourquoi il faut raisonner au-delà de la seule métrique des émissions de gaz à effet de serre. Ce second rapport élargit le périmètre d’analyse au-delà du seul chantier des baisses d’émissions, pour prendre en compte les enjeux d’adaptation climatique, de biodiversité, de protection des ressources, comme l'eau… Sur divers chantiers, on s’aperçoit que les premières politiques publiques "volumétriques", souvent mal ciblées, ont pu produire des résultats décevants au regard de l’argent investi. Les révisions en cours de plusieurs dispositifs comme MaPrimeRénov', les certificats d’économie d’énergie, le bonus écologique… traduisent un souci de recentrage des aides. On peut le comprendre mais le problème vient du fait que lorsque les politiques sont mal conçues en amont, on ne cesse ensuite de les modifier en aval, au risque de désorganiser les filières et de coûter très cher.

Un autre sujet me semble essentiel : celui des effets d’entraînement de cette nouvelle révolution industrielle sur nos économies territoriales. Le coût complet de la décarbonation sera plus élevé si nous poursuivons nos baisses d’émissions par la délocalisation de nos activités industrielles, voire agricoles. Nos émissions baisseront certes d’un point de vue territorial, mais nous les retrouverons dans notre empreinte carbone. Si notre transition nous sert au contraire à relocaliser de l’activité productive, des investissements publics et privés, des emplois, le coût final pour l’économie ne sera pas le même. Parvenir à préserver la compétitivité de notre électricité, dans un contexte de très forte électrification des usages, sera l’un des défis essentiels des prochaines années. Entre la production future des électrons, les enjeux de réseau, de stockage et d’équilibre offre-demande, il faut parvenir à aligner les intérêts avec l’idée que la première bataille, c’est avant tout de s’émanciper des énergies fossiles.

Vous évoquez dans le rapport "l'hyper-volatilité à laquelle les décideurs doivent faire face aujourd'hui", avec un marché qui "redevient myope". Pour reprendre votre terme, l'hyper-volatilité des politiques publiques – que l'on songe au revirement sur le nucléaire, celui qui s'esquisse peut-être sur les énergies renouvelables… – ne l'aide pas y voir clair, non ?

Les débuts de la planification énergie-climat ont été assez balbutiants il y a dix ans. La première génération de documents comme la programmation pluriannuelle de l'énergie et la stratégie nationale bas carbone s’est faite un peu sur un coin de table. Aujourd’hui, ces feuilles de route sont à prendre très au sérieux. Nous n’avons plus le choix. La France est très engagée à travers l'accord de Paris, dont nous célébrerons bientôt le dixième anniversaire. Le Pacte vert en est la traduction européenne. La récente décision de la Cour internationale de justice va accentuer la pression sur les États. La France est d’ailleurs l’un des premiers pays, avec les Pays-Bas, qui a vu l'État condamné pour inaction climatique par ses propres juridictions. Il va falloir être de plus en plus crédible dans notre trajectoire vers le "zéro émission nette". La planification est pour cela plus que pertinente. Il faut renouer avec une certaine tradition française. La planification de Jean Monnet, dans la reconstruction d’après-guerre, n'a jamais rien eu à voir avec le Gosplan soviétique. Au contraire, l'idée était simplement d'identifier les besoins en ressources, d’éviter les goulets d'étranglement, de donner de la visibilité aux acteurs, de permettre aux filières industrielles de se structurer… On doit retrouver cet état d'esprit, notamment parce qu'il va falloir très fortement agir sur des actifs à durée de vie longue : les grands réseaux techniques - électrique, ferroviaire, eau…-, les parcs de bâtiments, les emprises industrialo-portuaires… Nous soulignons, dans le rapport, que la planification écologique et énergétique a une dimension très fortement "infrastructurelle". Cela nécessite une stratégie nationale cohérente, partagée avec les différents niveaux d’action publique. Aligner les acteurs, dans la descente d’échelle de la planification, est ce qui est intéressant à travers la démarche des COP régionales animée par le secrétariat général à la planification écologique (SGPE). Mais, paradoxalement, là où l’État devrait être un "réducteur d’incertitudes" avec la planification, nous voyons aujourd’hui surtout une puissance publique qui claudique et bégaie à l’échelle nationale. L’instabilité législative et réglementaire actuelle est très handicapante pour tout le monde. 

Et peut-être désormais le niveau européen également ?

Dans une moindre mesure. Le Pacte vert tient toujours, même si ont été retouchées ça et là les directives récemment adoptées. Pour autant, les grands mots d'ordre et objectifs européens demeurent pour l’instant. On pourrait en revanche évoquer la géopolitique mondiale, marquée par des revirements très inquiétants. Dans le contexte international dégradé de l’après-pandémie, on pouvait en partie s’y attendre. La gigantesque conversion de l’économie mondiale à opérer en quelques décennies ne pouvait s’imaginer sans frottement. En Europe, la décarbonation est une trajectoire globalement sans regret, puisque la richesse en ressources fossiles est marginale. S'en émanciper n'est certes pas aisé, mais c'est une solution gagnante. Tous les pays ne peuvent raisonner en ces termes. Notamment ceux dont la puissance géopolitique reste très liée aux énergies fossiles. Beaucoup de ces puissances enragent et achètent du temps.

Cette instabilité nationale n'est-elle pas d'autant plus préoccupante que vous mettez par ailleurs en exergue, dans votre rapport, "la tentation des administrations centrales de planifier par procuration" ?

Il me semble que deux visions de la planification, voire deux écoles, se confrontent au sein des administrations centrales aujourd'hui. D'un côté, celle qui vise à fédérer et responsabiliser tous les acteurs dans une logique contractuelle : on cherche des solutions ensemble parce que les responsabilités sont partagées et qu'il n'y a pas de levier unique, pas une seule façon de faire, pas de "one best way". C’est une planification partenariale, construite avec les collectivités et dans un dialogue étroit avec les populations. C'est à mon sens à cette vision que s’est converti le SGPE, qui a vu l’intérêt de la territorialisation et cherché à rénover les outils contractuels de type CRTE. De l'autre côté de la scène, la vision de la planification se veut beaucoup plus verticale et centralisatrice, très descendante, pilotée très à distance du terrain, avec des réglementations uniformes, des appels à projets en tous sens. C’est la machine à fabriquer des standards et une métrique unique. On voit bien que cela ne marche pas. Il faut des approches différenciées. Ce qui est vrai à Dunkerque ne l'est pas nécessairement à Mont-de-Marsan… Je relève qu'un grand nombre de collectivités, et notamment la plupart des régions et intercommunalités, partagent cette vision d'une démarche partenariale. Beaucoup ont repris à leur compte les fameux tableaux de bord — les fameux Mondrian — du SGPE. C’est une bonne chose car les collectivités ont des politiques beaucoup plus stables que celles de l’État. Elles ne changent pas d’orientation tous les quatre matins. Ces niveaux territoriaux sont sans doute davantage épargnés par les pressions des lobbies et la dramaturgie actuelle de la scène politique nationale.

Les tenants de l’approche verticale peuvent ne voir dans les collectivités que des agents d’exécution. La renationalisation des finances locales à laquelle nous assistons depuis plusieurs années, en bien des points effarante, peut faciliter un stratégie de verdissement des budgets locaux imposée par le décideur central. La tentation est forte de conditionner le fonds de compensation de la TVA (FCTVA) à des priorités décidées par l’État, de renforcer les signaux-prix sur les services publics locaux à l’image de la TGAP appliquée en matière de déchets, d’instaurer des bonus-malus divers et des cotations vertes dans l’octroi des subventions. Le processus de zombification de l’autonomie financière locale favorise ce scénario. Je suis pour ma part très sceptique quant à l’efficacité de cette approche "top-down", avec des instruments standardisés que l’on modifie sans cesse parce que l’on s’aperçoit qu’ils marchent mal. Maintenant que la transition écologique est considérée comme une chose très sérieuse, on comprend les jeux de pouvoir qui s’organisent autour de la cabine de pilotage. 

Pourtant, vous soulignez combien une véritable territorialisation de la transition est indispensable.

Oui et si possible à une granulométrie fine. C’est la grande nouveauté de la séquence actuelle. Les documents nationaux (programmation pluriannuelle de l’énergie, stratégie nationale bas carbone, plan d’adaptation…) ont constitué jusqu’à présent des outils technocratiques, très peu connus, sans effet sur le réel. Pour leur troisième édition, l’idée d’en régionaliser et en territorialiser les enjeux est essentielle pour permettre une appropriation large de ces sujets et la mise en œuvre de solutions. Dans les faits, le bloc communal – avec l’appui des autres niveaux de collectivités – constitue le maître d'ouvrage de très nombreux actifs publics situés au coeur des transitions. Ce sont en outre sur les communes et intercommunalités que repose l’essentiel de la commande publique en France. C’est à leur échelle que sont organisés les principaux services publics environnementaux. De fait, cela a beaucoup de sens de faire des groupements de communes, avec leurs plans climat air énergie territoriaux, les points d’appui essentiels pour déployer la planification de manière opérationnelle. Ces questions seront, j’en suis sûr, au cœur des prochains mandats locaux.

Même pour des sujets sur lesquels l’État continue à disposer des principaux leviers d’action, la mobilisation des territoires reste essentielle. C’est le cas pour déployer en bon ordre l’électrification des mobilités, mais aussi réussir la décarbonation de l’industrie. La stratégie de l’État a été de prioriser les 50 sites industriels les plus émissifs — sidérurgie, ciment, chaux… — et de discuter directement avec les états-majors des grands groupes. Très bien. Pour autant, lorsque l’on regarde les projets concrets de près, il est clair qu’ils vont s’inscrire dans des dynamiques très territoriales de décarbonation, avec des besoins en foncier, en équipements techniques, en synergies inter-entreprises. 

Vous relevez que contrairement aux régions et départements, le bloc communal dispose encore de marges de manœuvre réelles, mais que la transition doit le conduire à réinterroger ses outils de financement. Pouvez-vous développer ?

Le bloc communal dispose encore d’un peu d’autonomie financière et fiscale à travers les différentes taxes assises sur le foncier (taxes foncières, cotisation foncière des entreprises, taxe Gemapi…), les taxes affectées (Teom, versement mobilités…) mais aussi en matière de redevances et de tarification des services publics. Je pense notamment à la facture d’eau mais aussi à des redevances d’occupation du domaine public, aux prix des tickets de transport… Communes et intercommunalités peuvent encore un peu moduler leurs finances. Mais pour combien de temps ?

Les budgets annexes, dont beaucoup sont liés aux sujets des transitions (transports collectifs, eau, déchets, zones d’activité…), évoluent plus vite que les budgets généraux. J’ai évoqué dans mon rapport les nouveaux modèles économiques auxquels ils vont être confrontés. Ils étaient historiquement alimentés par la croissance des consommations. Cela a permis de financer l’extension des réseaux. Dans une logique de sobriété et de décroissance des volumes (déchets, eau, énergie…), il va falloir répondre au financement des coûts fixes et des amortissements d’infrastructures à la durée de vie longue. Il va falloir alors sans doute faire appel au contribuable et pas au seul usager. On peut imaginer de faire financer les infrastructures, les coûts-systèmes, par la fiscalité directe locale, assise sur les valeurs locatives cadastrales. Ces infrastructures accroissent en principe la valeur des actifs fonciers immobiliers. Si dans une ville les transports publics se développent, si les immeubles et maisons sont protégés des aléas climatiques et disposent d’équipements résilients… cela contribue à valoriser les biens. Que la fiscalité foncière participe aux transitions est logique.

Notre rapport pose la question, de manière plus générale, du "payeur en dernier ressort" des différents chantiers des transitions. Selon les sujets, des arbitrages différents seront à opérer entre contribuables, usagers, consommateurs, assurés, pollueurs. Il faudra également avoir un débat sur les échelles de perception des recettes pour garantir des mutualisations et des péréquations.

Avec une difficulté supplémentaire que vous pointez : les attentes désormais récurrentes d'un retour intégral de la fiscalité écologique au profit des transitions.

La notion de fiscalité écologique, ou environnementale, reste ambivalente. Certaines taxes dites "écologiques" sont en fait des impôts de rendement qui servent à financer tout autre chose que les politiques environnementales. C’est le cas des impositions (accises) sur l’énergie. Nous connaissons bien le sujet avec la trajectoire qui avait été donnée à la contribution climat-énergie, la fameuse taxe carbone, qui a provoqué la crise des gilets jaunes. Le principe pollueur-payeur n’est accepté, dans une certaine mesure, que si la taxe sert à dépolluer. Or en l’occurrence, la taxe carbone était faite pour compenser le coût du CICE pour les finances publiques. Cela n’avait rien à voir. À l’autre extrême nous disposons de recettes fiscales dont l’assiette n’a rien d’écologique mais qui sont intégralement affectées à des politiques environnementales. C’est le cas de la taxe d’enlèvement des ordures ménagères (Teom), par exemple. Elle est assise sur la valeur locative des biens immobiliers mais finance la collecte et le traitement des déchets. Notre rapport met en garde contre l’idée que le principe pollueur-payeur va permettre de tout financer. S’il joue correctement son rôle, ce principe dissuade le pollueur de polluer, ce qui conduit à un rendement décroissant de l’impôt. On dit que l’impôt "mange son assiette". De fait, les transitions vont nécessiter un financement assis sur d’autres types de ressources. La fiscalité générale, au sein de laquelle il est possible de préserver une certaine progressivité en fonction des niveaux de ressources, doit y contribuer. L’écologie ne doit pas être un système en circuit fermé.

 

Pour aller plus loin

Voir aussi

Abonnez-vous à Localtis !

Recevez le détail de notre édition quotidienne ou notre synthèse hebdomadaire sur l’actualité des politiques publiques. Merci de confirmer votre abonnement dans le mail que vous recevrez suite à votre inscription.

Découvrir Localtis