Services publics : au-delà de la fracture territoriale, le modèle fragilisé par des inégalités multiples

Le troisième rapport sur l'état des services publics, publié par le collectif "Nos services publics", revisite la manière dont sont analysées les inégalités d'accès aux droits. À rebours des oppositions convenues entre France des villes et France rurale, QPV et gentrification urbaine, etc., les auteurs montrent que les difficultés d'accès relèvent autant de facteurs sociaux et institutionnels que de la présence physique des services. Une lecture qui interroge sur la capacité du modèle français à garantir l'universalité des droits fondamentaux.

Un service public pour tous et toutes, vraiment ? Telle est la question posée par le rapport "Nos services publics" paru le 5 novembre 2025, qui "scanne" cette année six secteurs : guichets administratifs, santé, éducation, enseignement supérieur, logement, eau, qui ont progressivement consacré des principes d'égalité et de solidarité mais dont la garantie juridique ne suffit plus. Dans l'éducation prioritaire par exemple, les investissements "restent inférieurs à ce qui s'observe ailleurs", souligne le rapport. Idem dans le domaine de la santé, où la complémentaire santé solidaire corrige partiellement des restes à charge plus élevés pour les plus modestes. Et que dire de l'enseignement : "Le dogme de l’allongement de la durée des études comme gage de progrès et de justice sociale devient un piège pour les classes populaires, puisque finalement les diplômes n'ouvrent plus la porte de l'ascension sociale", regrette le collectif. 
Le rapport décrit ainsi un glissement : alors que la société revendique une égalité de plus en plus concrète, la capacité effective des services publics à la délivrer se heurte à des contraintes budgétaires, organisationnelles et sociales croissantes.

Un recul territorial qui ne dit pas tout

Si la fermeture de bureaux de poste, de trésoreries ou d'antennes de gendarmerie illustre une contraction de plusieurs réseaux historiques, cette dynamique ne suffit pas à expliquer l'ensemble des inégalités. Les auteurs rappellent qu'entre 1980 et 2020, le nombre de bureaux de poste a reculé d'un tiers et celui des brigades de gendarmerie de 20%. Dans le même temps, d'autres services, comme les maisons de retraite ou les agences France Travail, ont progressé. 

Le rapport insiste dès lors sur la nécessité de dépasser une lecture strictement spatiale. La distance physique reste un obstacle, mais elle n'explique pas le décalage croissant entre besoins et offres publiques. S'y ajoutent des facteurs sociaux, économiques, et surtout une grande diversité de situations territoriales. Les analyses menées dans le Jovinien, à Meylan ou à Saint-Paul (La Réunion) montrent que des fractures similaires surgissent dans des contextes pourtant hétérogènes.

Numérisation, non-recours : de nouvelles lignes de faille

Le rapport documente un déplacement profond des inégalités, désormais largement façonnées par les modalités d'accès. La numérisation des démarches, présentée comme levier de modernisation, crée de nouvelles barrières. Pour le RSA, le taux de non-recours atteint 34%, et 57% seulement des allocataires s'estiment satisfaits du service. Dans le logement social, une demande déposée physiquement a 27% de chances supplémentaires d'aboutir par rapport à une demande en ligne.

Au-delà de la dématérialisation, l'hétérogénéité qualitative des services constitue un autre facteur déterminant. Le maillage apparemment dense des espaces France services masque des capacités très variables selon les partenariats locaux (lire encadré ci-dessous). Pour les usagers, l'accès au droit dépend donc "non de la seule présence d'un guichet, mais de sa capacité réelle à offrir un service complet". 

Une allocation des moyens qui renforce les inégalités

Le rapport met en lumière les rapports de force institutionnels qui organisent, souvent de manière implicite, la répartition des ressources publiques. Dans l'éducation, les académies accueillant le plus d'élèves défavorisés (Créteil, Versailles, Guyane) sont aussi celles où le manque d'enseignants est le plus prononcé, avec un recours massif à des contractuels.

L'enseignement supérieur suit la même logique : l'autonomie des établissements et les financements par projets consolident les pôles déjà bien dotés, accentuant les écarts territoriaux et sociaux. Les collectivités les mieux armées administrativement captent plus facilement crédits et dispositifs, au risque d'élargir encore les écarts avec les territoires fragiles.

Le rapport souligne enfin des mécanismes de mobilisation différenciés : les usagers dotés d'un capital social plus élevé défendent plus efficacement leurs intérêts, qu'il s'agisse d'éviter la fermeture d'une école ou d'obtenir les meilleures ressources publiques.

Un appel à refonder la politique des services publics

Les auteurs concluent en esquissant un double mouvement : d'un côté, des attentes sociétales grandissantes envers l'égalité réelle ; de l'autre, des services publics dont la capacité à garantir l'accès effectif aux droits se trouve affaiblie. La territorialisation de l'offre reste centrale, mais les inégalités "dépassent largement la question de la densité". Elles s'enracinent dans les règles d'organisation, les arbitrages budgétaires, les formes de gouvernance et les rapports sociaux.

En cela, le rapport invite à reconsidérer le service public non comme une simple prestation, mais comme un levier de justice sociale et démocratique. Il appelle à une réallocation plus cohérente des moyens, une revalorisation du rôle de l'accueil physique, une meilleure coordination institutionnelle et une attention accrue aux publics les plus éloignés des droits. Autant d'enjeux auxquels collectivités et État devront répondre pour restaurer la promesse d'universalité qui fonde le modèle français.

› France services : le maillage en expansion ne comble pas l'hétérogénéité de qualité du service d'une territoire à l'autre

Déployés pour compenser la fermeture progressive des guichets traditionnels (trésoreries, centres des impôts, agences Pôle emploi, CAF ou MSA), les espaces France services (EFS) constituent désormais l'ossature de l'accueil administratif de proximité. Leur maillage, présenté comme homogène, masque pourtant des disparités profondes, selon le rapport. Le document rappelle en effet que la montée en puissance des EFS s'effectue dans un "contexte de contraintes budgétaires fortes, où l’État se désengage partiellement du financement de l'accueil physique au profit de la dématérialisation". Ainsi, le coût moyen annuel de fonctionnement d'un espace avoisine 100.000 euros, tandis que la subvention étatique ne représentera plus que 50.000 euros en 2026, laissant aux collectivités territoriales une charge financière croissante.

Au-delà de cet enjeu budgétaire, la qualité du service varie fortement d'un territoire à l'autre. Les partenariats entre France services et les opérateurs nationaux conditionnent directement l'étendue des démarches réalisables sur place. Dans certains territoires, les médiateurs disposent d'une réelle capacité d'accompagnement humain ; ailleurs, les espaces se limitent à guider les usagers vers des démarches en ligne, sans véritable prise en charge des situations complexes, relève le rapport. 

Sous cette diversité se dessinerait ainsi un réseau fragmenté, offrant un accès aux droits très inégal selon les communes. Le rapport souligne que "ce n’est pas la seule présence d'un guichet qui importe, mais sa capacité réelle à offrir un service complet". Pour de nombreux ménages éloignés du numérique, l'EFS constitue pourtant la dernière porte d'entrée vers les administrations. D'où l'enjeu, pour les collectivités comme pour l'État, de sécuriser les moyens, d'harmoniser les pratiques et de renforcer les compétences des agents afin de combler les écarts persistants.

 

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