IA territoriale : réutiliser les données existantes reste le grand défi
Dans le foisonnement de l'IA territoriale, les services techniques font partie des entités où les retours d'expérience sont les plus nombreux, souvent les plus probants. Les territoires sont cependant face à un dilemme : l'installation de nouveaux capteurs est efficace mais coûteuse et peu frugale. L'enjeu est surtout de réussir à exploiter des données existantes. C'est ce qu'il ressort des cinquièmes assises de l'IA territoriale qui se sont tenues à Paris le 2 octobre 2025.

© Diane Collier
Quand on se limite à l'IA analytique et prédictive – l'IA "traditionnelle" comme certains l'appellent désormais pour la différencier de l'IA générative –, les usages foisonnent. La quinzaine de collectivités porteuses de projets d'IA représentées aux cinquièmes assises de l'IA organisées par Smart City Mag le 2 octobre 2025 ont pu en témoigner. Réutiliser l'existant s'avère cependant plus compliqué que d'installer de nouveaux dispositifs de captation de données.
Caméra et IA, le binôme gagnant ?
À Bourg-en-Bresse, 43.000 habitants, la ville a équipé trois véhicules des services techniques de caméras intelligentes pour analyser les déchets sur l'espace public. La solution est capable d'identifier, de catégoriser les déchets et d'évaluer leur volume. Avec à la clef une cartographie en trois couleurs : vert pour les objectifs atteints, rouge pour le sous-entretien, bleu pour le sur-entretien. "Ça nous permet d'identifier des 'hotspots' et de déployer les moyens au bon endroit, de ne pas générer des déplacements inutiles de machines", explique Frédéric Calard, responsable du centre technique municipal de Bourg-en-Bresse. À un carrefour où les automobilistes jetaient mégots et emballages repérés par le système, la ville a ainsi déployé des agents médiateurs pour sensibiliser, avant d'envisager une éventuelle amende.
Ce schéma, souvent basé sur des caméras dopées à l'IA, on le retrouve sur le comptage de piétons et de véhicules déployés par un grand nombre de collectivités, y compris en zone rurale (voir notre article du 24 juin 2024). C'est aussi le schéma retenu pour le Sdis 37 qui a placé une douzaine de caméras en haut de châteaux d'eau pour détecter à 360° les départs de feu. Si le système se montre efficace – conçu pour les espaces naturels, il détecte aussi des véhicules en feu sur l'autoroute ou des feux de bâtiments –, ce système a un coût : "1,8 million d'euros, notamment pour raccorder les châteaux d'eau à la fibre. Sans l'aide du fonds vert, on ne se serait pas lancés", concède Cédric Desbois, lieutenant-colonel des sapeurs-pompiers au Sdis 37.
Exploiter des données existantes
Exploiter les sources de données existantes est une autre piste. "Ce principe de réutilisation des données, qui participe à la frugalité de l'IA, est l'un de ceux que nous avons retenus dans le programme TID-DIAT (1)", a expliqué Barbara Cuffini Valero, responsable du pôle transition numérique à la Banque des Territoires. On retrouve cette exigence dans les projets de nombreux lauréats TID-DIAT, tels qu'"I-Arbre" porté par la métropole de Lyon et la coopérative Télescope. Celui-ci vise à affiner les décisions de plantation en exploitant des données existantes – types de sols, réseaux, caractéristiques des plantes – afin de choisir des végétaux adaptés aux sites envisagés par la collectivité et résistantes au changement climatique. On retrouve cette même logique dans la détection des fuites d'eau (voir cet exemple du 21janvier 2025) qui évite la pose de capteurs. C'est aussi celle que se propose d'explorer l'Agence d'urbanisme de la région Flandre-Dunkerque (Agur) pour remettre à plat les plans de déplacement des intercommunalités qu'elle accompagne. Elle souhaite exploiter des données tierces (téléphonie mobile, positions GPS de véhicules, Insee…) pour élaborer des scénarios prédictifs et passer ainsi un peu moins de temps sur des tableurs.
L'IA au défi de la transversalité
Autre exemple, le projet Urba IA de Saclay. Avec une ambition toute autre puisqu'il s'agit d'intégrer les problématiques environnementales dans la planification urbaine. Le défi est à la fois "de traiter des données hétérogènes pas forcément structurées mais aussi de travailler avec 5 IA qu'on doit faire interagir", explique Stéphanie Morland, directrice enjeux numériques et innovation territoriale à l'agglomération de Saclay. L'approche doit permettre de simuler en temps réel l'impact environnemental des décisions d'urbanisme (empreinte carbone, îlots de chaleur, biodiversité, consommation énergétique). A ce stade cependant il sert aussi "de révélateur aux injonctions contradictoires de la réglementation puisqu'on doit à la fois respecter l'objectif zéro artificialisation nette et en même temps densifier". À ces difficultés techniques s'ajoute une complexité humaine. Car si le projet associe compétences IA, data, urbanisme et transition écologique, il a pour challenge de "faire travailler des gens qui ne parlent pas le même langage."
Ce n'est cependant pas toujours le cas, la donnée pouvant aider à pacifier les débats. À Bourg-en-Bresse, les données ont ainsi permis de "sortir du ressenti" sur le sujet souvent polémique de la propreté.
L'IGN pour le passage à l'échelle ?
Réutiliser les données passe cependant par un énorme travail de mise en cohérence que beaucoup de collectivités ne pourront pas réaliser, empêchant tout passage à l'échelle. C'est là qu'intervient le jumeau numérique de territoire porté par l'IGN avec l'appui du Cerema. Un projet qui n'a pas vocation à se substituer aux jumeaux territoriaux existants mais à proposer des données socles, des outils et des simulations. Un projet où l'IA est omniprésente, a insisté Matthieu Porte, coordinateur des activités IA au sein de l'IGN : "L'IA change beaucoup la manière dont on produit les données (…) elle nous aide sur la partie prédictive, l'anticipation et la modélisation de ce qui se passe sur le territoire (…) Elle change enfin la manière dont on accède à la donnée". A titre d'exemple, aujourd'hui l'IA permet de traiter massivement les nuages de points Lidar pour produire des modèles numériques de terrain essentiels à de nombreuses politiques publiques : gestion des inondations, ilots de chaleur, trames vertes et bleues. Et l'artificialisation fait partie des premiers modèles proposés en identifiant automatiquement les catégories de sols et en permettant de voir si la trajectoire est la bonne.
(1) Territoires intelligents et durables (TID) et Démonstrateurs d'IA frugale au service de la transition écologique dans les territoires (DIAT)
› Des arguments pour privilégier l'IA frugaleJuliette Fropier, cheffe de projet intelligence artificielle et transition écologique au ministère de l'Écologie, a énoncé quatre arguments pour privilégier une approche frugale de l'IA : 2. Contraintes techniques : dans certains cas d'usage, comme la prévention des risques avec des capteurs déployés en pleine nature, les capacités de communication sont limitées. Des petits modèles d'IA fonctionnant localement permettent d'analyser les données sur place (par exemple, détecter des sons de tronçonneuses en forêt calédonienne) et de n'envoyer qu'une information légère et simple au centre de commandement, ce qui est plus efficace. 3. Coûts moindre : un modèle d'IA plus petit et plus simple est moins coûteux. Les coûts énergétiques et de calcul pour l'entraînement du modèle sont réduits, tout comme les coûts liés à son utilisation (l'inférence). La parcimonie dans l'utilisation de l'IA est donc aussi un enjeu économique. 4. Souveraineté : développer des modèles plus efficients permet de les entraîner en France plutôt qu'à l'étranger, notamment aux États-Unis. Cela renforce la souveraineté technologique nationale. Le ministère, à l'origine d'une norme Afnor sur l'IA frugale, a aussi publié un "kit d'engagement pour l'IA frugale". Cette norme invite notamment à évaluer la nécessité de l'IA à mesurer l'impact environnemental du projet en utilisant les calculateurs mis à disposition par l'Ecolab et à privilégier des cas d'usage respectueux des limites planétaires. |