Marchés publics : le Conseil d’Etat a rendu son avis sur l’imprévision dans le contexte de flambée des prix

Face à des prestataires qui préfèrent renoncer à poursuivre l’exécution du marché et des collectivités dont les services sont au bord de la rupture, le droit de la commande publique est l’objet de nombreux questionnements. L’avis du Conseil d’Etat, remis ce 15 septembre, et aussitôt décrypté par la direction des affaires juridiques (DAJ) de Bercy, devrait fournir, sinon des solutions clé en main, du moins certains éclairages aux élus sur les possibilités de modification des contrats en cours, notamment des tarifs, et l’application de la théorie de l’imprévision.

Dans le contexte économique actuel de hausse des prix de l’énergie et de certaines matières premières, couplé à des difficultés d’approvisionnement, des clarifications s’imposaient sur les conditions d’exécution techniques des contrats de la commande publique, et en particulier des possibilités de modification des clauses financières ou l'application de la fameuse théorie de l’imprévision.  L’avis rendu, ce 15 septembre, par le Conseil d’Etat, à la demande de Bercy et de sa direction des affaires juridiques (DAJ), était donc attendu par les acheteurs publics locaux en quête de réponses pour adapter l'exécution de leurs marchés. Les recommandations adressées aux préfets fin mars dans une circulaire du Premier ministre avaient laissé les associations d’élus sur leur faim, dans l’attente de certains assouplissements des consignes (voir notre article du 18 mai 2022). La DAJ n’a de son côté pas tardé à réagir, puisqu’elle a publié, ce 21 septembre, dans la foulée de l’avis du Conseil d’Etat, une nouvelle fiche juridique détaillée sur la marche à suivre. 

Possibilité d’une modification des seules clauses financières

Sous certaines conditions, il est possible, de modifier les seules clauses financières d’un contrat de la commande publique en cours, dite modification "sèche" du prix ou des tarifs, confirme l'avis. Deux hypothèses de modification des marchés publics sans nouvelle procédure de mise en concurrence le permettent : 

  • La première repose sur l'utilisation des circonstances imprévues de l'article R. 2194-5 du code de la commande publique (R. 3135-5 s’agissant des contrats de concession). C’est-à-dire celles qu’une partie diligente n’a pas pu raisonnablement envisager dans leur principe ou leur ampleur lors de la passation du contrat. L’avis précise toutefois que les modifications ainsi envisagées "doivent être strictement limitées, tant dans leur champ d’application que dans leur durée, à ce qui est rendu nécessaire par les circonstances imprévisibles pour assurer la continuité du service public et la satisfaction des besoins de la personne publique". Il s’agit donc de ne pas dépasser le montant des "surcoûts effectivement subis par le cocontractant". En tout état de cause, le plafond, apprécié pour chaque modification, est de "50% du montant du contrat initial lorsqu’il est passé par un pouvoir adjudicateur". Le Conseil d’État ne s’est cependant pas prononcé sur les modalités de calcul de la compensation contractuelle. La DAJ propose de s’inspirer "de certains principes régissant l’indemnité d’imprévision qui pourrait être accordée par le juge en cas de désaccord des parties sur les modifications à apporter au contrat". Par exemple, en appréciant "l’équilibre financier du contrat liant l’administration et son cocontractant, et non pas la situation financière globale de ce dernier". Elle appelle aussi les acheteurs à la vigilance sur " la sincérité des justificatifs apportés par le titulaire" pour attester les coûts supportés. Le cas échéant, en faisant appel à un assistant à maîtrise d’ouvrage, un expert-comptable ou un commissaire aux comptes, "notamment en cas de contrats complexes ou d’un montant élevé ou s’ils ne disposent pas de l’expertise nécessaire". L’appréciation doit se faire "au cas par cas", insiste-t-elle, en fonction du secteur et des stratégies commerciales des entreprises. Les élus voient d’ailleurs dans les avenants l'une des "solutions pragmatiques". Selon la durée du contrat, l’autorité contractante doit toutefois veiller à limiter dans le temps l’avenant de modification des prix ou tarifs "pour ne pas supporter une augmentation générant une compensation qui ne correspondrait pas aux surcoûts anormaux occasionnées du fait de ces circonstances imprévisibles", les alerte encore la DAJ. Une "clause de rendez-vous" pour permettre de négocier le principe et la durée d’une nouvelle modification des prix ou tarifs, le retour aux conditions financières initiales du contrat ou sa résiliation, pourrait s’avérer utile, selon elle.  
  • L’autre hypothèse concerne les modifications de faible montant (articles R. 2194-8/R. 3135-8) dans le respect des plafonds appréciés cette fois toutes modifications cumulées. A savoir : "le montant de la modification doit être inférieur aux seuils européens et à 10% du montant du contrat initial pour les marchés de services et de fournitures et les contrats de concession ou à 15% du montant initial pour les marchés de travaux". Pas besoin ici de démontrer une circonstance imprévisible ou un bouleversement de l’économie du contrat. Il n’est d’ailleurs pas exclu que les parties se saisissent tour à tour des deux solutions (modification de faible montant/modification en raison de circonstances imprévisibles si les conditions sont réunies). 
  • Une alternative est également évoquée par l'avis. La compensation des surcoûts peut ainsi prendre la forme d’une simple prolongation de la durée du contrat. Le Conseil d’Etat relève néanmoins la difficulté pratique qui tient à la nécessité de chiffrer une durée en proportion du montant initial du contrat afin de s’assurer, le cas échéant, du respect des plafonds imposés par le droit de la commande publique. 
  • Le fondement des modifications non substantielles du contrat (R. 2194-7/R. 3135-7) ne saurait permettre aux parties de modifier la durée du contrat, le volume des investissements, les prix ou les tarifs pour faire face à une circonstance imprévisible. Les deux dispositifs sont exclusifs l’un de l’autre, rappelle l'avis. 

La personne publique n’est pas contrainte d’accepter les modifications

C’est un point crucial soulevé dans l’avis au regard de l’exigence constitutionnelle de bon emploi des deniers publics. L’autorité contractante "n’est en aucun cas contrainte" de prendre l’initiative des modifications ou de les accepter. Autrement dit, le cocontractant de l’administration ne saurait se prévaloir d’un droit à ce que le contrat soit modifié, même si les conditions prévues par le droit de la commande publique sont remplies, "a fortiori pour maintenir ou rétablir l’équilibre économique initial du contrat", relève la DAJ. Il peut uniquement prétendre à une indemnité pour charges extracontractuelles qui, en cas de désaccord de l’autorité contractante, lui sera octroyée par le juge. 

Par ailleurs, si la modification du contrat n’est pas suffisamment avantageuse pour l’autorité contractante par rapport à une remise en concurrence du contrat aux conditions économiques actuelles, le pouvoir adjudicateur ou l’entité adjudicatrice "a toujours la possibilité", souligne la DAJ, "d’envisager une suspension temporaire du contrat en attendant un retour à des conditions plus favorables ou une résiliation conventionnelle du contrat à effet soit immédiat si les prestations en cause peuvent souffrir un retard, soit différé, le temps d’organiser une nouvelle procédure de mise en concurrence (…)". 

La théorie de l’imprévision s’applique

N’en déplaise aux associations d’élus, l’indemnisation des charges extracontractuelles du titulaire sur le fondement de la jurisprudence administrative sur l’imprévision - dont les principes ont été repris par les dispositions du 3° de l’article L. 6 - trouve ici à s’appliquer. Elle peut parfaitement se combiner avec une modification du contrat si cette dernière n’a pas été de nature à résorber la totalité du préjudice d’imprévision subi par le titulaire. Et surtout, contrairement aux modifications du contrat, il s’agit là d’un véritable droit à indemnisation du titulaire, dont il peut se prévaloir devant le juge administratif en l’absence d’accord avec l’administration sur le principe d’une modification du contrat, sur une indemnité conventionnelle ou sur une combinaison de ces solutions. L’intérêt des parties est donc de trouver un terrain d’entente pour éviter les situations de blocage. La théorie de l’imprévision relève en effet d’un régime juridique autonome des règles de modification du contrat. Il s’en déduit que le seuil de 50% par modification du montant du contrat initial, lorsqu’il est conclu pas un pouvoir adjudicateur, "ne s’applique pas au calcul de l’indemnité d’imprévision lorsqu’elle est accordée par le juge", indique l'avis. 

Autre précision : l'indemnisation au titre de l’imprévision est toujours soumise à l’exigence du bouleversement de l’économie du marché, sans considération de la forme des prix stipulés, que le contrat soit conclu à prix global et forfaitaire ou à prix unitaire.

Pour les contrats de concession, qui ont la particularité d’impliquer un risque substantiel d’exploitation, il convient de se référer aux clauses du contrat et à l’intention des parties pour déterminer le seuil en deçà duquel l’équilibre peut être considéré comme bouleversé. "Le concessionnaire peut être réputé avoir accepté, par principe, un dépassement du prix-limite de revient plus élevé que le titulaire d’un marché public, sous réserve des clauses du contrat et de la part de risque qu’elles laissent effectivement à sa charge", explique l’avis. 

Enfin, le Conseil d’État rappelle que la fin du contrat, quelle qu’en soit le motif, "ne fait pas obstacle à l’octroi d’une indemnité d’imprévision". Il ne peut en effet être exclu que le bouleversement de l’économie du contrat par suite de circonstances imprévisibles ne puisse être établi qu’après complète exécution du marché et que l’indemnité due éventuellement aux entrepreneurs à raison des charges extracontractuelles qu’ils ont eu à supporter ne puisse être utilement réclamée par eux qu’après notification du décompte général et définitif.

Une circulaire devrait venir préciser  "dans les tout prochains jours" les démarches à entreprendre en la matière, comme l’a annoncé, ce 22 septembre, le gouvernement dans le cadre des premières mesures issues des travaux des Assises du bâtiment et des travaux publics. Une mission sera également confiée au Médiateur des entreprises pour améliorer la prévisibilité des prix des matières premières.