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Tice - Bientôt une conférence nationale des financeurs du numérique éducatif ?

Qu'il s'agisse d'ordinateurs, de tablettes ou de tableaux numériques, les établissements scolaires français sont clairement à la traîne. Et la part du numérique dans l'édition scolaire reste minime. Le rapport sur "la structuration de la filière du numérique éducatif" remis à Vincent Peillon fustige la dispersion des moyens avec, notamment, une politique d'achat public morcelée entre Etat et collectivités. Il préconise la création d'une direction nationale qui piloterait une instance réunissant Etat, régions, départements et communes. Un modèle qui peut poser question.

Le numérique à l'école est porteur d'enjeux industriels. Le rapport sur "la structuration de la filière du numérique éducatif", remis le 24 septembre à Vincent Peillon, le ministre de l'Education nationale, mise sur la commande publique pour construire une stratégie efficace. L'un des rares leviers dont l'Etat dispose encore en cette période de réduction budgétaire. Mais comment faire bouger les lignes, sachant que les principaux donneurs d'ordre sont les collectivités locales ?
"La France doit se mettre en situation de tirer tous les bénéfices du passage de l'école au numérique", réaffirment les douze rapporteurs - pour la plupart inspecteurs généraux de l'Education nationale et inspecteurs des finances - de la "mission pluridisciplinaire" chargée de préparer le volet industriel de la stratégie numérique présentée par Vincent Peillon en décembre dernier. La nécessité de structurer et de dynamiser la filière numérique éducative sur le territoire est sans appel, au regard du retard qui se creuse avec les pays développés. Tous les ingrédients nécessaires pour relever le défi d'une grande ambition nationale sont là mais restent pourtant peu efficaces, estiment les inspecteurs. En cause : la dispersion des forces et des moyens, une coordination souvent déficiente et, surtout, l'absence d'une stratégie identifiable.

Le retard se creuse avec nos voisins européens

La France serait déjà sous la ligne de flottaison des standards européens. En matière d'équipement, les lycées comptent un ordinateur pour 2,7 élèves, là où la Norvège en aligne "un pour un". Dans l'enseignement primaire, il ne faut compter que sur 1 ordinateur pour 10 élèves alors que le ratio moyen est de 1 pour 7 élèves dans l'Union européenne (UE) et atteint même 1 pour 3 au Danemark. Les écoliers français profitent d'un TNI (tableau numérique interactif) pour 10 classes soit deux fois moins que la moyenne de l'UE (1 pour cinq) et dix fois moins qu'au Danemark (1 TNI par classe). Quant aux tablettes tactiles, on en parle beaucoup mais leur nombre reste insignifiant, là où d'autres pays comme la Turquie, la Corée ou la Grande-Bretagne ont amorcé l'équipement massif des élèves. Mêmes faiblesses sur les usages du numérique éducatif : 41% des élèves de quatrième déclarent utiliser un ordinateur à l'école au moins une fois par semaine, contre 53% dans l'Union européenne. Quant aux enseignants, ils font profil bas : 28% disent avoir suivi une formation, contre 53% en moyenne dans l'UE et 70% dans les pays les plus avancés. Equipement insuffisant et faible développement des usages dans les classes… cette situation pénalise les élèves et ne serait guère propice au développement d'une industrie performante.

Manuels scolaires : un marché d'un demi milliard

Paradoxe, notre pays bénéficie d'une forte tradition pédagogique, de grands opérateurs publics (Centre national de documentation pédagogique, Centre national d'éducation à distance, Caisse des Dépôts), d'entreprises innovantes positionnées sur ce secteur, d'un écosystème numérique plutôt complet, de dispositifs d'accompagnement publics et de soutien à l'innovation et d'un puissant secteur de l'édition scolaire dont le chiffre d'affaires annuel dépasse les 415 millions d'euros (2011). Ce poids des industries du contenu éducatif offre un potentiel à exploiter. Certes, la part de l'édition électronique demeure marginale, avec 5 à 6% du marché, mais donne une idée des marges de progression.
En face de ces atouts, certains freins brident les capacités de transformation. Au milieu d'un inventaire exhaustif et détaillé, les auteurs identifient deux faiblesses principales :
- l'absence d'une véritable stratégie "opérationnelle" au niveau national : "Le passage au numérique ne fait pas actuellement l'objet d'un pilotage en mode projet" en raison d'une organisation dispersée. Au sein du ministère, on compte pas moins d'une dizaine de directions, sous-directions et services impliqués dans le numérique éducatif, sans compter les rectorats au niveau déconcentré.
- Une politique d'achat public morcelée, entre l'Etat et les collectivités territoriales, plutôt pénalisante pour le développement de la filière.

Du bon usage de la commande publique...

Il n'y a évidemment pas de remède unique. La mission formule d'ailleurs dix préconisations déclinées en pas moins de vingt-sept propositions. Mais elle semble aussi privilégier deux actions prioritaire :
- afin d'assurer "un pilotage performant du projet numérique au sein de l'Etat et en particulier au sein du ministère de l'Education nationale", la mission préconise la création d'une direction du numérique éducatif rassemblant les différentes structures impliquées. Cette direction serait chargée de l'alignement de la stratégie numérique sur les priorités nationales, de l'animation des échanges sur la feuille de route numérique des académies, de l'évaluation des politiques, de la coordination des relations avec les collectivités territoriales, de la veille technologique et du soutien à la production collaborative de ressources pédagogiques.
- Pour accentuer l'effet levier, elle propose de réunir l'ensemble des donneurs d'ordre publics au sein d'une conférence nationale des financeurs du numérique éducatif. Cette instance consultative rassemblerait l'Etat, les régions, les départements et les communes dans le but "d'harmoniser les choix d'équipements des différents acheteurs publics et leur position vis-à-vis des éditeurs et des industriels". Le secrétariat serait assuré par la direction du numérique éducatif nouvellement créée. Ce partenariat serait renforcé par la mise en place de coopérations locales, organisées sur le modèle des syndicats mixtes ou des groupements d'intérerêt public (GIP) à l'enseigne des initiatives locales existantes (e-Bourgogne notamment). Des regroupements censés favoriser la coordination des achats soit à travers des groupements de commandes soit via des centrales d'achats de type Ugap.

L'Etat pilote de la filière ?

Le montage semble a priori séduisant, mais est-il viable ? L'Etat associé aux collectivités territoriales pourrait exercer, à travers la commande publique, un pilotage plus influent de la filière. Seule limite de l'exercice : dans la balance, les collectivités territoriales restent les principaux donneurs d'ordre sur les manuels et les fournitures. Certes, en 2011, l'Etat a bien versé 85 millions d'euros aux collèges, dont 32,5 au titre des manuels scolaires. Mais dans le même temps, les communes ont engagé 176,5 millions d'euros en fournitures pédagogiques et en dépenses libres, les régions 127 millions d'euros, et une partie des crédits alloués aux collèges par les conseils généraux est également convertie en fournitures pédagogiques. Les collectivités locales accepteront-elles de se dessaisir partiellement du dossier ? Comment le partenariat peut-il s'équilibrer ? En assurant le secrétariat de la conférence, l'Etat conserverait des marges de manœuvre plutôt élevées, même s'il doit composer avec le principe de la libre administration des collectivités territoriales. Pour faire valoir leur propre vision, les collectivités seront sans doutes amenées à s'organiser également. Le résultat du montage ne semble en tout cas pas garanti pour le moment.
Dans l'ensemble, ce rapport a le mérite de proposer un panorama exhaustif et un diagnostic sans complaisance de la place du numérique éducatif en France. Le ministère a confirmé qu'il partageait les analyses comme les conclusions du rapport. On regrettera toutefois que les remèdes proposés se cantonnent, pour l'essentiel, au traitement institutionnel des enjeux. Ni la dimension indutrielle, ni le point de vue des entrepreneurs ne sont véritablement abordés. Or si le levier de la commande publique représente près d'un demi milliard d'euros, la transition du papier vers le numérique va constituer une étape délicate si l'on ne veut pas provoquer de "casse". Sans politique industrielle et  sans quelques priorités lisibles, ce sera difficile. Certains spécialistes attendaient du  rapport qu'il traite de ces questions et ouvre au moins quelques pistes de réflexion. Sur ce point ils devront encore s'armer de patience.