En cale sèche, la pêche française obtient un sursis

L’aide au carburant accordée aux pêcheurs, qui devait expirer le 15 octobre, est prolongée in extremis jusqu'au 4 décembre, a annoncé le secrétaire d'Etat chargé de la mer, Hervé Berville, ce jeudi 12 octobre. Un sursis pour une filière au bord de l'asphyxie du fait du coût des carburants et qui attend des mesures pérennes. Militant, pour l’heure en vain, à Bruxelles pour une prorogation du dispositif en 2024, le gouvernement appelle dans le même temps les collectivités à prendre leur part, non sans susciter parfois incompréhension et colère. Si les régions se disent prêtes à se mettre autour de la table, elles posent leurs conditions. Parmi elles, la renégociation de la politique commune des pêches, reportée. Malgré les menaces, l’enjeu est de ne pas "désespérer Le Guilvinec", en montrant qu’il y a bien un avenir pour la pêche française.

Sauvés par le gong. Alors que l’aide au gazole pour les pêcheurs devait prendre fin le 15 octobre, elle va être prolongée jusqu'au 4 décembre, a annoncé le secrétaire d'Etat chargé de la mer Hervé Berville, jeudi 12 octobre, à l'issue d'une rencontre avec des pêcheurs au Guilvinec (Finistère). Il s'agit d'une "ristourne de 20 centimes sur un litre qui tutoie le seuil de 1 euro, alors qu’il était de 60 centimes il y a un an", décryptait le député Sébastien Jumel (GDR-Nupes, Seine-Maritime) lors des questions au gouvernement le 3 octobre dernier. Il alerte : "Certains armements jouent leur vie", soulignant que le gazole représente plus de 35% de leurs charges. "L’enjeu, c’est bien celui de la survie de la pêche française, l’une des plus respectueuses des normes environnementales et sociales, l’une des plus contrôlées aussi. L’enjeu c’est également celui de la souveraineté alimentaire", lui fait écho son collègue Didier Le Gac (Renaissance, Finistère).

Le "faux espoir" du règlement de minimis

Depuis mars 2022, ce dispositif d’aide au carburant, introduit par Jean Castex, a été prolongé 4 fois, et son plafond porté de 30.000 euros à 340.000 euros. Mais il faut le blanc-seing de la Commission européenne pour qu’il puisse de nouveau être prorogé en 2024. "La France est le seul État membre à avoir créé un tel dispositif de soutien pour ses pêcheurs et peine à trouver des alliés", explique le secrétariat chargé de la mer à Localtis.

Avec la parution le 5 octobre dernier d’un nouveau règlement européen concernant les aides de minimis pour le secteur de la pêche et de l’aquaculture, certains élus locaux ont pu croire un temps que le feu vert avait été donné. Il n’en était rien. "Ce texte était dans les tuyaux depuis des mois et ne change rien à la date butoir", précise le ministère. Il comporte néanmoins deux dispositions d’importance. D’une part, il permet l’octroi d’aides publiques au renouvellement des navires de pêche dans les régions ultra-périphériques. D’autre part, il relève à 200.000 euros le plafond des aides publiques pouvant être octroyées au secteur de la transformation et de la commercialisation des produits de la mer. 

Lobbying à Bruxelles

L’aide au carburant, - fille du plan de résilience économique et sociale présenté en mars 2022 par le gouvernement (v. notre article du 17 mars 2022) - s’inscrit, elle, dans le cadre plus large de "l’encadrement temporaire de crise et de transition en matière d’aides d’État" mis en place par l’Europe pour aider les entreprises à faire face aux conséquences de la guerre en Ukraine (v. notre article du 5 avril) et qui prend fin au 31 décembre. "D’autres pays commencent à se mobiliser pour qu’il soit prolongé. Il n’est pas improbable que la Commission se décide à le faire pour une période pouvant aller de 3 à 12 mois. La France chercherait alors à prolonger les aides au carburant", espère le secrétariat à la mer. À l’occasion de leur dernier congrès tenu à Saint-Malo il y a peu, les régions de France avaient exhorté le gouvernement à maintenir à court terme l’aide jusqu’au 31 décembre. "Le ‘dispositif Ukraine’ prend effectivement fin le 31 décembre. Mais le temps de faire remonter les factures, de les vérifier… nous avait conduits à retenir cette échéance du 15 octobre", précise le secrétariat. La date du 4 décembre permet de desserrer l'étau mais n'est qu’un pis-aller. "C'est un petit sursis", a ainsi réagi le président du Comité national des pêches, Olivier Le Nezet, cité par l'AFP, exprimant une satisfaction "en demi-teinte". "Nous avons bon espoir [d'avoir] d'ici la fin octobre-début novembre une réponse favorable de l'Union européenne, qui nous dira que nous pouvons prolonger ces aides carburant au cours de l'année 2024", a affirmé le secrétaire d'Etat.

Ristourne TotalÉnergies et une refonte de la taxe sur les éoliennes marines

En sus de son lobbying à Bruxelles, il cherche des solutions tous azimuts, sollicitant notamment le secteur privé. Une ristourne de 13 centimes par litre a ainsi été consentie par TotalÉnergies sur les biocarburants la veille des assises de la pêche et des produits de la mer, qui se sont tenues à Nice les 21 et 22 septembre 2023. Une manifestation au cours de laquelle le ministre a de son côté promis 450 millions d’euros sur dix ans, issus de la taxe sur les éoliennes marines. Via deux modalités à l’étude. D’un côté, une partie du produit de la taxe sur les futures éoliennes situées au-delà des eaux territoriales serait affectée au financement de la pêche. "Le gouvernement étudie la question et la décision pourrait être prise dans le cadre de l’examen du projet de loi de finances 2024", indique-t-on. De l’autre, via une partie du produit de la taxe sur les éoliennes situées dans les eaux intérieures, aujourd’hui affectée au Comité national des pêches maritimes et des élevages marins. "Ce qui suppose de trouver un dispositif pour que ces fonds n’entrent pas dans le plafond de minimis", avertit le ministère. "La taxe sur l’éolien, c’est du vent et ça ne fait pas la maille dans l’immédiat", gronde pour sa part Sébastien Jumel.

L’appel – mal reçu – aux régions

Dans l’impasse, l’État n’entend pas rester seul à la manœuvre, "alors que les départements sont propriétaires d’un certain nombre de ports et que les régions gèrent la moitié du Feampa". "L’État a beaucoup fait depuis 18 mois", souligne le ministère, évoquant les "75 millions d’euros mobilisés depuis plus d’un an avec l’aide au carburant. Prises entre les deux programmations, les régions, elles, n’ont pas mis grand-chose. Il va bien falloir qu’elles consentent à revoir la planification de leur Feampa, quand bien même ont-elles mis deux ans pour les mettre en place". D’où le récent appel à l’aide lancé aux collectivités. "Les difficultés que connaissent certaines entreprises ne sont pas toutes liées au carburant. Les régions, qui ont la compétence économique, peuvent mettre en œuvre des dispositifs d’aide classique", explique-t-on encore. Le discours a notamment été tenu lors d’une réunion conduite le 5 octobre dernier entre le directeur de cabinet d’Hervé Berville et des représentants des départements et régions "atlantiques et de la Manche". Non sans quelque incompréhension, visiblement. Relatant la réunion lors de la séance du conseil régional des Hauts-de-France qui suivait, Marie-Sophie Lesne, vice-présidente, s’émeut : "Quel n’a pas été notre étonnement […] d’entendre finalement le secrétaire d’État demander aux régions de prendre si possible le relais de la fin de l’aide au carburant !". Et le président de la région Xavier Bertrand d’immédiatement s’enflammer : "Non mais sérieusement, ils ont proposé cela ? Mais quel scandale ! Si cette proposition est sérieuse, c’est une honte. Ils ont des moyens qu’on n’a pas. Ils votent des budgets en déséquilibre ce qui n’est pas notre cas. Ils ont des recettes fiscales que l’on n’a pas. C’est vrai qu’on les a saisis, parce qu’il n’est pas question de laisser mourir les pêcheurs. Mais je le dis à celles et ceux qui sont ministres, s’ils n’ont pas les moyens d’exercer leurs missions, qu’ils en tirent les conséquences." Au ministère, on tente toutefois de dédramatiser et de minimiser : "Il ne s’agit pas de demander aux régions de remplacer l’État, mais simplement de faire en sorte que tout le monde se mette autour de la table pour aider la filière."

Réunion sous conditions

Entre personnes de bonne volonté, un terrain d’entente devrait pouvoir être trouvé. Interrogée par Localtis, Gaël Le Meur, conseillère régionale de Bretagne aux filières halieutiques et aux formations maritimes, rappelle en effet le souhait exprimé par les régions d’un "comité État-région sur la pêche". Mais pas à n’importe quelles conditions, toutefois. "Les Régions de France [sont] disponibles pour accompagner la transition énergétique nécessaire à l’avenir de la pêche avec notamment la mobilisation du Feampa qu’elles gèrent en partie et en investissant dans de nouveaux bateaux, équipements et dans leurs ports. Néanmoins, cela ne pourra se faire que si l’État se trouve à leurs côtés, tant sur le plan budgétaire que concernant un changement de paradigme européen du cadre réglementaire de la politique commune des pêches (PCP) qui doit être réouverte pour relever ce défi de la transition énergétique des filières halieutiques", indiquait ainsi Régions de France le 28 septembre, dans la foulée d’une réunion tenue avec le Comité national des pêches maritimes et des élevages marins lors de son congrès malouin.

Gaël Le Meur relève en outre que les régions prennent déjà leur part, et ce en dépit "d’un peu de retard sur la mise en œuvre de la partie opérationnelle du Feampa. Mais ça rentre dans l’ordre". "On peut objectivement dire que cela ne va pas assez vite. Mais relevons que des dépenses ont déjà été inscrites et faites cette année sur le Feampa. Lors de la programmation 2014-2020, il avait fallu attendre 2017", observe le ministère. 

Des pêcheurs français responsables

Côté réforme de la PCP, on reste dans l’expectative. "Elle a finalement été reportée après 2024", indique Gaël Le Meur, en prévenant qu’"il faudra revoir certains dogmes", notamment sur les jauges des navires. Les craintes suscitées par le "pacte pour la pêche et les océans" de la Commission (v. notre article du 4 avril) restent toutefois vives. À court terme, les pêcheurs français attendent avec anxiété le contenu du nouvel arrêté "établissant des mesures spatio-temporelles visant la réduction des captures accidentelles de petits cétacés dans le golfe de Gascogne pour les années 2024, 2025 et 2026", rendu nécessaire par une décision du Conseil d’État du 20 mars dernier et dont le projet a été soumis en consultation courant septembre. "Breton que je suis, je veux bien entendu protéger les dauphins mais je veux aussi protéger mes pêcheurs", déclarait à Saint-Malo le président de la région Bretagne, Loïg Chesnais-Girard. "Les marins-pêcheurs européens sont les plus puissants défenseurs de la biodiversité par rapport aux autres pêches dans le monde et notamment la pêche issue de pays lointains et de bateaux usines avec à bord des hommes et des femmes qui malheureusement pourraient être qualifiés d’esclaves", défendait-il encore. 

Ne pas désespérer Le Guilvinec

"Les pêcheurs ont déjà mis en place beaucoup d’outils, participent à des programmes de recherche, ont fait part de plusieurs propositions… Le décalage entre la réalité de leur travail et l’image que l’on en donne est insupportable", appuie Gaël Le Meur. Elle relève qu’ "on importe déjà quasiment 80% du poisson que l’on consomme, en étant bien moins regardant sur la façon dont sont gérés les espèces et les travailleurs". Pour autant, l’élue insiste vivement sur "la nécessité d’envoyer des signaux positifs. Pour préserver cette activité, il faut continuer à former, à favoriser les reconversions… Bref, à attirer. Il faut convaincre qu’il y a un avenir pour notre pêche", milite-t-elle. L’heure n’est toutefois guère à l’optimisme. "Si le prix du gazole augmente, le prix baisse à la criée, car les espèces locales ne trouvent pas preneur. Sur les étals, seul le prix des produits d’importation – saumon, crevettes… – continue d’augmenter", indique l’élue bretonne. "Les produits de la pêche enregistrent une forte déconsommation en grande surface et dans les poissonneries, avec des volumes qui repassent en dessous de la période avant covid", relevait le secrétariat chargé de la pêche le 27 septembre dernier. 

Références : Règlement (UE) 2023/2391 de la Commission du 4 octobre 2023 modifiant les règlements (UE) n° 717/2014, (UE) n° 1407/2013, (UE) n° 1408/2013 et (UE) n° 360/2012 en ce qui concerne les aides de minimis en faveur de la transformation et de la commercialisation des produits de la pêche et de l’aquaculture, ainsi que le règlement (UE) n° 717/2014 en ce qui concerne le montant total des aides de minimis octroyées à une entreprise unique, sa période d’application et d’autres aspects, Joue L du 5 octobre 2023

 

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