"Fédéralisme à la française" : les régions se reprennent à rêver
Lors d'une réunion de travail avec les présidents de région en marge de leur congrès à Versailles, jeudi 6 novembre, le Premier ministre a accepté de revoir l'effort budgétaire demandé aux collectivités. La rencontre a aussi porté sur le "nouvel acte de décentralisation" que le gouvernement prépare. Il s'agissait du sujet phare de ce congrès. Pour certains présidents, le moment du "fédéralisme à la française" est venu.
© Capture vidéo Région de France/ Carole Delga
La rencontre entre le Premier ministre et les présidents de région, jeudi 6 novembre, au château de Versailles, n’est sans doute pas à marquer d’une pierre blanche, comme le "Serment du jeu de paume". Au moins aura-t-elle permis d’arrondir les angles du projet de loi de finances pour 2026. Lors de ce "déjeuner de travail" de plus de deux heures, en marge du 21e congrès des régions qui se tenait dans le palais des congrès voisin, il a beaucoup été question du "nouvel acte de décentralisation" que Sébastien Lecornu appelle de ses vœux. Mais ce dernier s’est aussi engagé à desserrer le nœud qui étrangle les collectivités. "On ne peut pas vouloir une grande relance de la décentralisation absolument indispensable et, dans le même temps, priver les collectivités territoriales de leurs moyens d’agir", estime Carole Delga. Les régions demandent ainsi de ramener l’effort demandé aux collectivités de 4,7 milliards d’euros à 2 milliards d’euros, reprenant les calculs du Sénat. Pour la présidente de Régions de France, "il y a urgence à revoir ces mesures mortifères pour les territoires".
Ces dernières années, les régions n’ont pas démérité et elles ont répondu à l’appel de la relance à la sortie de la crise sanitaire. En cinq ans, leurs dépenses d’investissements ont augmenté de 36%, passant de 10 à 15 milliards d’euros par an (lire notre article). Mais si le gouvernement mettait son plan à exécution, elles pourraient chuter de 30% d’ici deux ans, alerte Carole Delga. Soit "4 milliards d’euros en moins par an pour la commande publique, les services à la population, la formation, l’emploi, l’aide aux communes".
"État glouton"
Les régions assurent de leur bonne gestion. Pour preuve, Carole Delga a commandé une "étude flash" sur la consommation des crédits européens. Contrairement aux critiques régulièrement proférées à leur encontre, elles s’en sortent plutôt bien et font "mieux que la moyenne européenne". L’État, en revanche, est accusé de n’avoir pas respecté ses engagements. Et les régions attendent des "réponses rapides" sur bon nombre de sujets, que ce soient les formations sanitaires et sociales ou les mobilités (lire notre article). Un "contrat" avait été signé avec l’ancien Premier ministre Jean Castex pour créer 4.000 places de formations de plus d’infirmières, de soignants et d’accompagnement sociaux… or l’État n’a toujours pas versé sa contribution de 215 millions d’euros. S’il ne le fait pas, "ce seront dans quelques semaines plusieurs milliers de places de formations qui vont manquer", fulmine la présidente de l’Occitanie.
Valérie Pécresse, présidente de la région Île-de-France, se montre encore plus véhémente contre "l’État glouton" confiscatoire qui "détruit nos trajectoires financières, rompt ses engagements" et "nous met en difficulté". "En Île-de-France, il nous prive de 180 millions cette année encore", dénonce-t-elle.
Pour les régions, l’État exsangue n’a plus d’autre choix que de se concentrer sur ses missions régaliennes et de donner de l’air aux collectivités. "Notre modèle fondé sur le centralisme et le jacobinisme se fissure de toutes parts", assène Carole Delga, quand la présidente de la première région française fustige pour sa part "ces deux mandats présidentiels qui ont été les plus centralisateurs que la France ait connus depuis 1982". Un avis que ne renierait pas son homologue de la Nouvelle-Aquitaine, Alain Rousset. Après vingt-sept ans passés à la tête de sa région, il soupire : "Pas grand-chose n’a changé." Certes, il y a eu la réforme Raffarin de 2003 et "quelques progrès" obtenus sous François Hollande (les "grandes régions" fêteront bientôt leurs dix ans), mais il y a eu aussi de profonds reculs depuis 2018-2019. Notamment la réforme de l’apprentissage qui, selon Alain Rousset, est une "erreur terrible qui est en train de tuer tout le secteur de l’artisanat de nos régions".
Référendum
Les revendications des régions – transmises au Premier ministre le 31 octobre - n’ont guère varié au fil du temps. Elles veulent "en finir avec les mesurettes" et demandent à aller "au bout de leurs compétences" : éducation, orientation, formation professionnelle, développement économique (avec le contrôle de toutes les aides aux entreprises), mobilité, emploi, soutien à l’agriculture et à la pêche… créant ainsi ce "continuum" qu’elles ne cessent d’appeler de leurs vœux. "Cette absence de responsabilité est insupportable et humiliante", s’agace Alain Rousset, prenant l’exemple de l’orientation. "On ne nous a pas donné l’orientation mais l’information sur l’orientation. (…) Ce système coûte très cher et n’est pas efficace."
Autant de constats acceptés par la ministre de la Décentralisation, Françoise Gatel, venue conclure ce congrès : "Nous devons mettre fin aux doublons, simplifier, être en capacité d'ordonnancer de manière claire et précise."
"Osez la décentralisation", lance Valérie Pécresse. "Si l’Assemblée est bloquée, alors passons par le référendum car la décentralisation n’est pas un sujet administratif", propose-t-elle.
Alors que la défiance envers l’État est au plus haut, les régions ont un argument de plus à faire valoir. Un sondage Ifop réalisé pour ce congrès montre que deux Français sur trois souhaitent "que le système politique français évolue vers un fédéralisme régional où chaque région pourrait créer ses propres lois dans certains domaines". C’est "inédit", commente Carole Delga. "La passivité n’est plus de mise."
Autonomie corse
On l’a peut-être oublié mais Emmanuel Macron avait lui-même ouvert la voie à une révision constitutionnelle pour donner plus de pouvoir aux collectivités, à l’occasion des soixante-cinq ans de la Constitution, en 2023 (lire notre article). "Toute notre architecture territoriale est à repenser, parce que depuis quarante ans, l'idéal de démocratie locale a organisé l'empiètement, la concurrence parfois, la coexistence en tout cas de collectivités et de l'État, parfois des collectivités entre elles, sans que l'écheveau des compétences ne soit réellement tranché. Cette décentralisation inachevée produit de l’inefficacité pour l’action publique", avait-il déclaré. Du Alain Rousset dans le texte.
Un discours qui, alors, n’avait pas échappé à Loïg Chesnais-Girard, le président de la Bretagne. Une résolution appelant à relancer la décentralisation avait été votée par l’assemblée régionale en 2023. Le texte ne réclame "pas plus de compétence mais mieux de compétence", rappelle l’élu breton : suppression des doublons, plus d’autonomie fiscale, plus de différenciation… Il s’appuie sur une proposition émise par l’ancien garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas visant à réécrire l’article 73 de la Constitution : "Les collectivités territoriales de la République peuvent disposer d’un statut qui tient compte des intérêts propres de chacune d’elles au sein de la République et de leurs caractéristiques et contraintes particulières. Ce statut est défini par une loi organique adoptée après avis de l’assemblée délibérante…" Cette réécriture jette les bases d’un "fédéralisme à la française", assume Loïg Chesnais-Girard. "Sans tout bousculer, sans faire peur à tout le monde, sans grand soir…" L'élu veut aussi rassurer les autres échelons (départements, intercommunalités, communes) qui pourraient craindre une mise sous tutelle : "Laissons-les collectivités s’organiser entre elles. (…) Le temps fera que les élus locaux vont trouver des solutions pour s’accorder. N’inventons pas depuis Paris."
Pour les partisans du fédéralisme, la Corse est un cas d’école. Et les régions pressent le législateur d’aller au bout du processus engagé en 2022 par Gérald Darmanin, alors ministre de l'Intérieur. Déjà adopté par l’assemblée de Corse en mars 2024, un projet de réforme constitutionnelle qui octroierait une "autonomie corse au sein de la République" a été présenté en conseil des ministres au mois de juillet. Un projet qui maintient la notion de "communauté" historique, linguistique et culturelle corse pourtant décriée par le Conseil d’État dans son avis. Ce qui risque d’aviver les oppositions, sachant que, pour être validé, le texte doit être adopté dans les mêmes termes par les deux chambres, puis en congrès. "Nous sommes prêts à aller vers des compromis, mais des compromis qui ne peuvent pas être le renoncement par rapport à un combat fondamental et historique", prévient Gilles Simeoni, le président du conseil exécutif de Corse. "Les lignes bougent, mais elles bougent trop lentement à notre goût. Plusieurs dizaines de millions d’Européens, comme au Portugal voire en Italie, vivent au quotidien une pratique autonomique apaisée qui ne remet pas en cause l’unité nationale."