Ingérences numériques sur les élections : une menace avérée, une réponse perfectible
Les sénateurs de la commission des Lois et des Affaires culturelles du Sénat ont auditionné le 4 novembre 2025 les nombreuses structures veillant sur la sincérité et l'intégrité des élections. Les réseaux sociaux et l'IA aggravent considérablement la menace, y compris pour les scrutins locaux. La réponse apportée, avec une armada de textes et d'autorités compétentes, reste en revanche perfectible.
© Capture vidéo Sénat/ Anne Sophie Dhiver, Benoît Loutrel et Hugues Moutouh
Depuis 2020, 25 tentatives d'ingérence numérique d'origine étrangère ont visé les 5 scrutins organisés. Ce bilan, dressé par Viginum, entité dépendante du SGDSN, lors d'une audition sénatoriale le mardi 4 novembre 2025, concerne principalement les grandes élections (européennes, législatives, présidentielles). La menace promet cependant de s'intensifier du fait des évolutions technologiques (algorithmes de ciblage, IA générative, phénomène des influenceurs…) et de l'intensification des tensions géopolitiques.
Faux sites locaux
Les municipales sont-elles concernées ? Le ministère de l'Intérieur et Viginum divergent sur ce point. Le préfet Hugues Moutouh du ministère de l'Intérieur estime qu'à ce stade "il n'y a pas de menace étrangère identifiée", tout en reconnaissant des "risques". Anne Sophie Dhiver de Viginum est beaucoup plus affirmative en déclarant que "les élections municipales font d'ores et déjà l'objet de tentatives de déstabilisation d'origine étrangère". Pour preuve : la détection toute récente de centaines de faux sites générés par IA, dont un tiers usurpant l'identité de médias régionaux. L'opération a été menée par des acteurs que Viginum "connait bien", affiliés à la Russie. Et ce type d'attaque inquiète les experts, car l'IA générative permet de produire massivement des contenus d'apparence crédible.
Instiller le doute
Que cherchent les auteurs de ces intrusions dans les débats démocratiques ? "A polariser le débat sur des thématiques clivantes, à décrédibiliser le processus électoral, à alimenter la défiance à l'égard des medias traditionnels et à accroitre l'exposition réputationnelle des candidats", liste Anne Sophie Dhiver. A "instiller le doute" résume Hugues Moutouh. L'influence réelle des ingérences sur les résultats électoraux reste cependant complexe à quantifier. Les 25 tentatives détectées auraient ainsi eu "un impact limité car leur visibilité est restée extrêmement faible" estime Viginum. L'exemple de la Roumanie, où le scrutin présidentiel a été annulé du fait d'ingérences russes ayant altéré la sincérité de l'élection, prouve cependant que le risque est avéré.
Un enchevêtrement d'acteurs et de réglementations
Face à ces menaces, la France et l'Europe ont renforcé le cadre juridique et les dispositifs préventifs. Avec un jeu d'acteurs dont la complexité a été dénoncée par les sénateurs. Viginum et le SGDSN traitent en effet de "l'ingérence numérique étrangère" faisant intervenir un contenu manifestement inexact diffusé par des moyens artificiels impliquant un acteur étranger. Les menaces d'origine intérieure relèvent du ministère de l'Intérieur et de la DGSI. La Cnil veille sur la protection des données des électeurs et met en œuvre le nouveau règlement européen sur la publicité ciblée dans le contexte électoral (voir ci-dessous). L'Arcom intervient sur les contenus audiovisuels, tels que les deepfakes, et hérite d'un rôle de coordination au titre des règlements DSA/DMA sur les plateformes.
Renforcement de la coordination
Le représentant du ministère de l'Intérieur a affirmé que des travaux étaient en cours pour renforcer la coordination interministérielle des différentes entités. La frontière entre menaces intérieures et extérieures se révèle notamment "très poreuse", certains acteurs nationaux reprenant des messages liés à une ingérence étrangère, à l'image de la campagne sur les punaises de lit survenue à l'occasion des Jeux olympiques de Paris. En outre, le dispositif est axé davantage sur le contrôle a posteriori que sur la surveillance de la campagne électorale, en dépit du "référé fakenews" créé en 2018.
Renforcer la presse locale
Face à ces menaces, et notamment celles de l'IA générative, l'urgence est aussi à la sensibilisation des Français aux risques de manipulation et à conforter les sources d'information fiables. Le président de l'Arcom, Benoît Loutrel, a insisté sur la nécessité de soutenir les médias de proximité, "un des piliers de notre démocratie", qui expliqueraient la meilleure résistance aux influences étrangères de la France par rapport à des pays comme la Roumanie ou la Moldavie. Il a néanmoins relevé que leur modèle économique était "sous pression" alors que les plateformes "accroissent leur mainmise sur les flux d'informations". Laurent Cordonier de la fondation Jean Jaurès a rappelé de son côté que 10 millions de personnes regardaient chaque soir le journal télévisé de 20h – dont beaucoup de jeunes - estimant que le plus grand risque aujourd'hui était qu'une infox soit reprise et amplifiée par les médias traditionnels.
L'importance de la formation/sensibilisation a aussi été rappelée. Viginum invite notamment à utiliser ses guides thématiques et a annoncé la création d'une "académie" pour former massivement aux risques de manipulation de l'information.
Le règlement sur la publicité politique déjà contourné
Le nouveau règlement européen sur la transparence de la publicité politique ciblée, entré en vigueur le 15 octobre et pleinement applicable pour les municipales, a aussi été évoqué (notre article du 23 octobre 2025). L'un de ses premiers effets a cependant été de conduire Google et Meta à annoncer l'interdiction pure et simple de la publicité politique dans l'UE. Ce qui n'a pas empêché des acteurs étrangers malveillants de "contourner ces interdictions en labellisant leur publicité comme non politique" indique Viginum. Ajoutant que le résultat est que "ces contenus échappent à toute modération, provoquant davantage d'opacité et de vulnérabilité".