La longue marche vers la transformation des entrées de ville
Lauréate du programme national de transformation des zones commerciales en entrées de villes, Chambéry a pu présenter son projet à une délégation d'élus venus dans le cadre des Rencontres Coeur de ville qui se tenaient dans la cité alpine, les 8 et 9 décembre. Un chantier qui demande beaucoup de tact dans la relation avec les acteurs commerciaux...
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Au loin, la chaîne immaculée de Belledonne barre l’horizon. Sur sa droite, les falaises escarpées du mont Granier toisent la ville de Chambéry. Au milieu, une vaste zone commerciale qui s'étend sur plus de 120 hectares au nord de la cité alpine : les Landiers. L’archétype de ce que certains observateurs appellent la France moche, ces entrées de ville peu hospitalières : cheminées d’usines, "boîtes à chaussures" de grandes enseignes - Go Sport, Darty, Boulanger, Castorama, Leclerc -, où se mêlent des concessionnaires automobiles et quelques activités comme la scierie Dispano…
"Cette zone cumule tous les problèmes fonciers", constate Daniel Bouchet, adjoint de la ville chargé de l’urbanisme, devant une quinzaine d’élus venus inspecter les lieux dans le cadre des septièmes Rencontres Cœur de ville organisées par la Banque des Territoires, les 8 et 9 décembre, à Chambéry (lire notre article). Depuis plusieurs années, la municipalité souhaite prendre le problème à bras-le-corps pour dégager du foncier en mutualisant les parkings, mieux répartir les activités entre elles et "laisser passer la nature". À l’heure du zéro artificialisation nette (ZAN), "la seule zone qui pourrait apporter des gisements de surfaces, ce sont les Landiers", assure l’élu.
"Un îlot de chaleur géant"
Non retenue lors d’un premier appel d’offre sur la sobriété foncière en 2021, Chambéry n’a pas baissé les bras et a finalement été retenue, avec 74 autres lauréats, dans le programme national de "transformation durable des zones commerciales péri-urbaines", en mars 2024. L’occasion de lancer les études sur la faisabilité de ce vaste projet. "Ce n’est pas un site en déshérence, mais il y a quelques signes de faiblesse (notamment le vieillissement des locaux), il faut absolument qu’on arrive à rediriger tout cela dans la bonne direction", explique l’adjoint. Au pied de la croix du Nivolet qui trône à 1.500 mètres d’altitude, c’est un Himalaya qui se dresse devant la municipalité. Aujourd’hui, 80% de la zone est "imperméabilisée". "C’est un îlot de chaleur géant", avec seulement 15% d’espaces verts, déplore Daniel Bouchet. 30 hectares sont dédiés au stationnement, soit 10.000 places.
En 2024, la ville a lancé une consultation avant de se faire accompagner par le cabinet d’urbanisme Gautier-Conquet. L’objectif : sortir de cette caricature en matière d'urbanisme pour moderniser le site dans une "approche paysagère", tout en abaissant le risque inondation de la zone traversée par la Leysse. "C’est un collier de perles à organiser" entre Aix-les-Bains au nord et Chambéry, explique Daniel Bouchet.
Depuis, le cabinet retenu a planché sur plusieurs scénarios possibles. La "requalification" de la zone (transfert et densification commerciale, etc.) pourrait dégager 85.000 m2 de surface économique et créer de 5 à 10% d'espaces verts supplémentaires, dont un parc de 5.000 m2. Le recours à des parkings "silos" (à étages) libérerait de la place, sans parler de mutualisation, comme ce qu'Ikea et Leclerc ont entrepris à Lyon. De son côté, l’agglomération a lancé une étude sur ses besoins en logements. Elle devra dire si les Landiers constituent une zone prioritaire.
Ateliers urbains négociés
"Pour y arriver, il faut relocaliser une partie de acteurs commerciaux du nord soit vers le centre commercial Chamnord soit vers le centre-ville, car cela ne peut pas se faire au détriment de tout le travail de redynamisation du centre mené avec le programme Action cœur de ville", insiste Emmanuelle Domrault, directrice de projet Action cœur de ville de la ville de Chambéry. "On a très peu de friches sur le territoire, c’est encore plus difficile de travailler sur le renouvellement urbain dans une zone qui vit économiquement", insiste-t-elle.
Alors la ville et l’agglomération avancent à pas de velours. Il faut prendre mille précautions pour "embarquer" tout le monde, sachant que 90% du foncier appartient au privé. Et encore n’est-on pas à la phase d’estimation des coûts. La municipalité mène des "ateliers urbains négociés" avec l’ensemble des acteurs. Ils réunissent chaque fois entre 40 et 50 participants. "On profite de ces dialogues pour convaincre que c’est une opération gagnant-gagnant. Si un exploitant voit qu'une dynamique est en train de se créer, il apportera sa contribution", veut croire Daniel Bouchet.
En 2023, l’ancien directeur national du programme Action cœur de ville, Rollon Mouchel-Blaisot, voyait dans les entrées de ville "la nouvelle frontière de l’aménagement". Tous les voyants étaient au vert. Récemment encore, des études ont montré que les zones commerciales représentaient un "gisement" d’1,4 million à 1,6 million de logements en France (lire notre article). De nombreux partenariats entre acteurs du logement et de de l’aménagement commercial ont été noués (Casino avec Icade, Carrefour avec Nexity, CDC Habitat avec Frey…).
Des coûts d'éviction "ubuesques"
Mais réaménager ces zones implique de diminuer la place du commerce pour accueillir de nouvelles activités, notamment du logement. Des départs qui peuvent se négocier à l’amiable ou bien faire l’objet d’expropriation. Ce qui implique des "coûts d’éviction" très importants. "Aujourd’hui les coûts d’éviction sont ubuesques, et complètement déconnectés de nos réalités", constate Emmanuelle Domrault. Et l’engouement général a été refroidi par quelques affaires retentissantes. Chartres (Eure-et-Loir) a été arrêtée dans son élan par plusieurs recours judiciaires. "Il faut être armé de courage. Lorsqu’on veut faire jouer le droit de préemption, c’est là que ça se complique", témoigne Franck Masselus, adjoint chargé des finances et de la prospective, faisant partie de cette délégation d’élus présents à Chambéry.
Montigny-lès-Cormeilles (Val-d'Oise) n’a pas eu plus de chance. Il y a deux ans, le maire Jean-Noël Carpentier présentait, lors des Rencontres Cœur de ville à Avignon (lire notre article), le vaste projet de transformation de sa zone commerciale pour en faire le centre-ville dont cette commune créée de toutes pièces dans les années 60 est dépourvue. Un travail titanesque engagé treize ans plus tôt. L’enjeu : restructurer 30 hectares (dont 20 de voirie) pour en faire un quartier habité, avec 900 logements à construire d'ici 2030, une école, des espaces verts (20.000 mètres carrés)… Le problème vient du financement de ces opérations "forcément déficitaires", mettait alors en garde le maire. "C'est un foncier vivant, qui coûte, il va falloir indemniser les commerces qui vont s'en aller", expliquait-il. Le projet présenté comme un "laboratoire" n’a pas survécu au maire, subitement décédé en 2024. En septembre 2025, la foncière Frey associée au projet aux côtés de CDC Habitat et la Banque des Territoires annonce qu’elle jette l’éponge... faute de rentabilité. "C’est un sport de combat", lâche Daniel Bouchet. Mais "ce qu’on verra sera plus gratifiant pour tout le monde".
Une cinquantaine d'entrées de villes pourraient muter
Le traitement des quelque 1.500 entrées de villes en France et de leurs 100.000 "boîtes à chaussure" représenterait au bas mot un coût de 30 milliards d’euros, estimait le directeur de l’Institut pour la ville et le commerce (ICV), Pascal Madry, lors des précédentes rencontres Cœur de ville à Chartres. Une étude de l’ICV a montré qu’une cinquantaine seulement des 1.500 entrées de villes pourraient muter. Avec 70% de la consommation qui se fait encore en périphérie et des taux de vacance (6%) presque deux fois moindre qu’en centre-ville, il est difficile de demander aux opérateurs de renoncer à leurs actifs immobiliers.
"La question c’est de savoir si on veut continuer de prendre sur les terres agricoles à moindre coût. Et combien on est prêt à mettre dans les forces économiques dans le contexte du ZAN", pose Emmanuelle Domrault. Selon elle, "il y a un coup de volant à donner" et il faut s’y préparer dès à présent.