Nicolas Portier : l'"oligopolisation" de l'économie affaiblit l'autonomie décisionnelle des territoires

Portée par la baisse des taux d’intérêt et la multiplication des fusions-acquisitions, la concentration économique s’est accélérée en France depuis le début des années 2000. Des cliniques aux crèches, des médias aux transports, presque tous les secteurs sont désormais dominés par quelques grands groupes au risque d’accentuer les inégalités territoriales et d’affaiblir la diversité entrepreneuriale. Dans une nouvelle étude, Nicolas Portier alerte sur les effets économiques, sociaux et démocratiques de ce phénomène.

Les cliniques privées, les crèches, les maisons de retraite, les médias, l’enseignement supérieur privé, l’hôtellerie, les banques et assurances mais aussi l’artisanat : presque aucun secteur n’échappe aujourd’hui au phénomène de concentration économique. Dans son nouveau travail de recherche, "Les territoires aux défis de la concentration des entreprises", Nicolas Portier, professeur affilié à l’École urbaine de Sciences Po, analyse l’accélération du processus "d’oligopolisation" depuis le tournant des années 2000, porté par la baisse des taux d’intérêt, qui a favorisé les fusions-acquisitions et les montages financiers de type LBO (Leveraged Buy-Out). Cette dynamique a entraîné une polarisation spatiale de la valeur ajoutée, avec un creusement des écarts de développement entre régions : certains territoires "surperforment", tandis que d’autres s’enferment dans une "trappe du développement".

Cette enquête s’inscrit dans un travail plus large consacré aux transformations du système productif français au début du XXIe siècle. Elle s’appuie sur l’expérience professionnelle de Nicolas Portier dans l’aménagement du territoire, à la Datar puis à Intercommunalités de France, qui lui a permis d’observer sur le long terme la montée en puissance des activités dites "présentielles" (commerces, services, santé), centrées sur des consommations locales. Il note également "la forte standardisation des économies locales avec le déploiement des mêmes enseignes et franchises". Qu’il s’agisse du commerce alimentaire, des salons de coiffure, des agences immobilières ou des pompes funèbres, ces activités sont de plus en plus assurées par de grandes enseignes qui "mutualisent les fonctions support ainsi que la force commerciale et publicitaire".

Des tentatives souvent infructueuses pour freiner cette concentration

Sur la même période, Nicolas Portier observe une diminution du nombre d’acteurs dans les grandes délégations de service public - mobilités, eau, déchets, stationnement, restauration collective, etc. – malgré les tentatives, souvent infructueuses, des pouvoirs publics pour freiner la concentration au profit de quelques maxi-groupes. La loi "Macron" du 6 août 2015, censée libéraliser les transports longue distance n’a "pas provoqué, comme espéré, la coexistence pérenne d’une multitude de compétiteurs". Aujourd’hui, seuls deux opérateurs autocaristes se partagent le marché national : la filiale française de l’Allemand Flixbus, qui a absorbé Mégabus.com puis les activités de Transdev dans ce segment, et le groupe Blablacar, acquéreur de Ouibus. "Promis à un avenir très concurrentiel, ce marché est en fait devenu un duopole en quelques années. Tout en sous-traitant une partie de leurs activités à des transporteurs locaux, les deux entreprises disposent d’un pouvoir de marché maximisé, qui leur permet d’imposer leurs conditions."

Cette concentration économique s’accompagne d’une centralisation des décisions. La majorité des sièges sociaux des grandes entreprises est implantée en Ile-de-France, ce qui rend les régions dépendantes de centres de décision extérieurs, parfois internationaux. Le capital des entreprises, souvent détenu par des fonds d’investissement, s’éloigne encore du territoire, renforçant l’extraction de valeur. Le chercheur y voit une forme de "recolonisation" économique des territoires, malgré les politiques de décentralisation engagées depuis les années 1980. Il existe encore quelques grandes entreprises indépendantes, souvent familiales – notamment dans les cliniques et les laboratoires d’analyses -, mais "beaucoup ont déjà basculé dans le mouvement général de concentration".

Grandes entreprises et ETI concentrent 53,4% des emplois marchands

La concentration de l’emploi est un autre effet majeur de cette oligopolisation. En 2021, alors que les grandes entreprises et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) ne représentent que 0,15% du tissu entrepreneurial, elles concentrent 53,4% des emplois marchands, ainsi que la majorité de l’investissement, des exportations et de la R&D.

Pour Nicolas Portier, le processus de concentration atteint aujourd'hui "des seuils limites". Pourtant, la politique anti-trust de la France "n’est pas toujours d’une limpidité exemplaire". Le débat public sur l’optimum concurrentiel et la préservation de la "biodiversité entrepreneuriale" s’est considérablement appauvri. La scène politique nationale semble n’y accorder qu’un intérêt ponctuel, sur quelques sujets sensibles (médias, gestion de l’eau…). L’intervention de l’État apparaît elle aussi, "à géométrie variable", parfois discrétionnaire, pour favoriser ou bloquer certaines opérations de concentration.

Pourtant, ce phénomène d’oligopolisation devrait être considéré comme une véritable "question démocratique", car il touche à la fois les consommateurs, les fournisseurs, l’aménagement du territoire, la cohérence des filières économiques et la densité d’emplois locaux. "Les salariés eux-mêmes peuvent se retrouver privés de tout pouvoir de négociation salariale en cas de concentration des employeurs", souligne le chercheur. La France reste fortement attachée à la figure du "champion national" ; il serait peut-être temps d’en redéfinir les contours.

 

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