Archives

Simplification - Un rapport hors-normes

Le rapport de la Mission de lutte contre l'inflation normative sera-t-il un best-seller ? En tout cas, Alain Lambert et Jean-Claude Boulard ont rendu leur chasse aux normes absurdes plutôt attractive. Les exemples de normes émaillant la vie des collectivités ne manquent pas. Qu'il s'agisse de stock ou de flux, les propositions sont finement ciselées.

Ils l'avaient dit, ils l'ont fait. Ils annonçaient l'ouverture de la "chasse aux normes", voulaient "mettre les rieurs de leur côté" et n'excluaient pas de produire un document illustré (voir notre article du 18 janvier). Trois mois plus tard, leur besace est bel et bien truffée de jolis trophées, leur rapport - placé "sous le patronage de Pierre Dac" - a largement de quoi faire sourire et des dessins signés Plantu viennent agrémenter le tout. L'idée était notamment de produire un rapport qui serait largement lu et commenté. Là-dessus, le pari est réussi : remis mardi 26 mars en fin de journée à Jean-Marc Ayrault, le "rapport de la mission de lutte contre l'inflation normative" d'Alain Lambert et Jean-Claude Boulard a su se faire remarquer. Le sens de la formule dont font preuve le maire du Mans et le président du conseil général de l'Orne – sans doute surtout sous l'impulsion du premier - est, il est vrai, peu courant dans ce type d'opus. Le style est en tout cas assez différent d'un rapport Doligé ou d'un rapport Warsmann. "Une société a besoin de normes, mais il en est des normes comme du poivre et du sel. Leur absence comme leur excès rend le tout inconsommable", lira-t-on par exemple en préambule.
Les exemples ont été choisis pour faire mouche : la découverte du scarabée Pique-Prune qui a retardé pendant dix ans le chantier de l'autoroute A28, l'abandon du projet de stade brestois pour cause d'escargot, les normes "accessibilité" exigées pour les vestiaires des arbitres de foot, la commune de 500 habitants devant investir dans un mini-tracteur parce que sa tondeuse à gazon n'a pas la bonne homologation…
Les deux élus ont même établi un palmarès. Le premier prix revenant à l'arrêté de septembre 2011 sur l'équilibre nutritionnel dans la restauration scolaire (un texte dont certains revendiquent toutefois un intérêt certain – lire notre article du 20 mars "Qui veut sauver l'arrêté saucisses ?"). Deuxième prix pour les décrets sur la surveillance de la qualité de l'air dans certains établissements recevant du public (les deux auteurs s'interrogent : pourquoi ne pas simplement inciter les agents à aérer les locaux plutôt que de produire des décrets et arrêtés sur les techniques de mesure des voies d'aération ?). Vient ensuite la réglementation antisismique applicable dans des zones "où la terre n'a jamais tremblé"…
Mais derrière ces illustrations que d'aucuns pourraient juger "faciles" – ou au contraire réfutables -, les propositions formulées sont solidement structurées et juridiquement éprouvées. La première série de propositions concerne le "stock", la seconde porte sur le "flux".

Alléger, revisiter, déclasser... et abroger

S'agissant de l'allégement du stock des normes existantes, Alain Lambert et Jean-Claude Boulard insistent d'abord sur la nécessité de savoir "interpréter" les normes : "Toute norme a vocation à être interprétée, son interprétation fixant sa place sur l'échelle des contraintes. Entre la lettre de la norme et son esprit se trouve la marge d'interprétation", écrivent-ils, proposant même au Premier ministre un modèle d'instruction sur "l'interprétation facilitatrice des normes". Qu'il s'agisse par exemple d'urbanisme, d'espèces protégées, de sites classés ou d'accessibilité, les préfets de département seraient les interprètes privilégiés de ce nouvel espace de respiration accordé aux acteurs locaux.
Mais dans certains cas, la seule solution raisonnable serait... l'abrogation. En commençant par abroger, pour l'exemple, les trois lauréats "figurant sur le podium de l'absurdité", suivis par une liste d'une vingtaine d'autres textes (pages 55 à 64 du rapport).
Dans d'autres cas, il faudra au minimum "adapter", "alléger"… Y compris dans des domaines où l'on sait d'emblée que les défenseurs de normes savent se faire entendre, le rapport évoquant par exemple l'allégement des normes d'encadrement pour les crèches ou l'adaptation des règles d'accessibilité dans la construction de logements neufs. En notant au passage que la question de l'accessibilité posée par la loi Handicap de 2005 revient régulièrement dans le rapport. On y lit par exemple : "Dans les bâtiments anciens difficiles à aménager, un service d'accompagnement aux personnes à mobilité réduite peut, dans certaines circonstances et sous certaines conditions, être regardé comme remplissant les obligations d'accessibilité."
Il faut aussi, expliquent les deux auteurs, savoir "revisiter" : assortir les dispositifs normatifs d'une clause de revoyure (par exemple tous les cinq ans), autoriser la commission consultative des normes (CCEN) que préside Alain Lambert à s'attaquer au stock… Et s'intéresser aux nombreuses "surtranspositions" nationales de directives européennes.
Sans surprise, les normes sportives font l'objet d'un focus particulier, le rapport évoquant les sept "pêchés normatifs" des fédérations sportives, là encore avec de jolis cas concrets à l'appui. Les rapporteurs proposent notamment de "conforter juridiquement le pouvoir des représentants des collectivités locales au sein de la Commission d'examen des règlements fédéraux relatifs aux équipements sportifs (Cerfres)" et de confier au Comité national olympique sportif français (CNOSF) la mission d'harmoniser la production normative des fédérations.
Autre angle d'attaque, cher à Alain Lambert : le "déclassement". Il s'agirait de déclasser les normes relevant du domaine réglementaire et pourtant "inopportunément introduites dans la loi". Ceci, dans la mesure où il est évidemment plus facile de modifier un décret qu'une loi… et donc d'adapter le contenu des textes "en fonction de l'évolution du contexte, des techniques, ou des objectifs politiques".

Une "tentation" qui paralyse...

Vient ensuite la question du flux, le rapport évoquant "une situation où, à un stock de normes déjà considérable, de nouvelles normes viennent sans cesse se rajouter". Avec, en toile de fond, un véritable "enjeu démocratique", plusieurs principes sont exposés : principe de proportionnalité, principe de sécurité juridique… Il faut, considèrent les élus, savoir "tempérer le principe de précaution et réhabiliter le droit au risque" ("la créativité est par essence hors-norme", écrivent-ils), "sortir de l'obsession de la norme obligatoire" pour valoriser la norme "contractuelle" ou la norme "recommandation". Question de "confiance" entre Etat et collectivités.
Un "médiateur de la norme" pourrait être créé auprès du ministre en charge de la décentralisation afin d'instruire les éventuelles "réclamations". Un médiateur qui ne risquerait pas d'être désoeuvré : "Chaque collectivité locale qui se trouverait confrontée à une disposition réglementaire dont la mise en oeuvre, en raison de circonstances locales, de fait ou de droit, serait rendue inapplicable, voire financièrement insoutenable, devrait pouvoir solliciter l'avis d'un médiateur chargé de se prononcer sur l'application au niveau local de la disposition contestée."
Pour endiguer l'inflation normative, d'autres propositions concernent la façon de "gérer la tentation" des uns et des autres d'accoler son nom à une nouvelle loi, sachant que "chaque sujet du journal de 20h est, potentiellement, un sujet de loi".
Suite à la remise de ce rapport, le chef du gouvernement a rappelé avoir déjà pris un certain nombre de dispositions - notamment dans le cadre du Comité interministériel pour la modernisation de l'action publique (Cimap) du 18 décembre dernier - et avoir déjà réaffirmé sa résolution à agir lorsqu'il a rencontré les représentants des élus locaux le 12 mars pour la Conférence des finances locales. Surtout, Jean-Marc Ayrault a fait savoir que d'autres décisions "pour alléger notre droit" seront annoncées dès le 3 avril lors du prochain Cimap et que la liste de normes dont l'abrogation est proposée par le rapport "sera soumise à l'expertise des ministères concernés en vue de décisions dans les semaines à venir".
Deux associations d'élus locaux ont d'emblée manifesté leur "vif intérêt" pour les propositions du rapport Boulard-Lambert. Soulignant que l'enjeu est à la fois "économique, budgétaire et démocratique", Claudy Lebreton, le président de l'Assemblée des départements de France (ADF), a ainsi indiqué qu'il sera attentif à ce que ces propositions "ne restent pas lettre morte". De même, l'Association des petites villes de France (APVF) a mis l'accent sur "le coût pour les collectivités locales – et notamment pour les plus petites d'entre elles – de l'inflation normative imposée par l'Etat et son administration". Une inflation qui "conduit peu à peu à la paralysie de l'action publique locale et qui devient intenable financièrement". L'association présidée par Martin Malvy salue notamment l'idée d'un "médiateur de la norme entre l'Etat et les collectivités locales".
Reste maintenant à attendre les réactions - la contre-offensive ? - de tous ceux que les deux rapporteurs désignent comme "de puissants défenseurs de normes prêts à dénoncer tout assouplissement comme un signe de laxisme ou de recul".