Conditions de travail et précarité : "une fracture sociale majeure", pour l’Observatoire des inégalités
Exposition à des produits cancérogènes, pénibilité, contrats précaires et taux de chômage plus important parmi les ouvriers… L’Observatoire des inégalités insiste, dans son nouveau rapport, sur les inégalités dans le monde du travail. Et invite à consacrer davantage de "temps et de moyens" à la prise en compte des plus modestes dans les nécessaires réformes environnementales. Dans ce rapport qui compile de nombreuses données ayant trait aux revenus, à l’éducation ou encore aux territoires, l’organisme s’attache à objectiver la réalité des inégalités en France qui, sans exploser, ne diminuent pas globalement.

© Observatoire des inégalités et Adobe stock
"Ancrée dans le travail et l’école, la fracture sociale traverse nos modes de vie : déplacements, maintien du logement à une température acceptable et, in fine, espérance de vie." L’Observatoire des inégalités a rendu public, ce 3 juin 2025, son dixième rapport sur les inégalités en France. Publié tous les deux ans, ce travail de compilation de données et d’analyse a bénéficié du soutien de plus de 800 personnes dans le cadre d’une campagne de financement participatif. Les revenus, l’éducation, le travail, les modes de vie et les territoires sont passés au crible.
A un an des élections municipales, on trouve dans ce rapport une liste des communes les plus inégalitaires – Neuilly-sur-Seine, Paris, Annemasse, Boulogne-Billancourt ou encore Thionville – et des communes les plus égalitaires – les quatre premières étant situées dans le Maine-et-Loire et en Vendée. "Attention aux conclusions hâtives" qui seraient tirées de ces données, a toutefois alerté Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités, ce 3 juin lors d’une conférence de presse. Le nombre d’habitants, la situation de la commune (ville de banlieue ou pas), la cause des inégalités (sous-représentation ou au contraire sur-représentation des ménages pauvres) sont autant d’éléments à prendre en compte pour interpréter ces classements – disponibles à l’échelle des communes, mais aussi des départements et des régions.
"Les écarts de revenus et la pauvreté sont d’abord dans les grandes villes", martèle en tout cas le directeur de l’Observatoire des inégalités. Ce dernier insiste en particulier sur l’agglomération parisienne et les départements d’outre-mer, tout en ne niant pas certaines "difficultés structurelles" dans les territoires ruraux - dont la mobilité et la pauvreté et l’isolement de personnes âgées.
Inégalités environnementales et sociales : "dire le conflit et trouver les moyens de s’y adapter"
Un dossier spécifique est consacré cette année aux liens entre inégalités environnementales et inégalités sociales, autour notamment d’un double constat : "la cartographie des pollutions ne recoupe pas (ou pas partout) celle de la pauvreté. Mais, où que l’on vive, la pollution a plus d’effets néfastes sur la santé des plus modestes". Dans les zones denses, les particules fines ne font pas de distinction entre les catégories sociales. Au niveau national, les bébés des familles favorisées seraient même davantage exposés à ces particules fines que ceux des classes moyennes et modestes, selon une étude du ministère de la Santé citée par l’Observatoire des inégalités. Pourtant, les enfants des familles les plus pauvres sont deux fois plus souvent hospitalisés en urgence pour une bronchiolite que ceux des familles les plus riches – parce que ces derniers sont par ailleurs en meilleure santé et davantage suivis depuis leur naissance.
Les enjeux environnementaux et sociaux se recoupent dans un certain nombre de cas, comme dans celui de l’isolation thermique des bâtiments qui s’impose à double titre, souligne l’Observatoire des inégalités. Toutefois, pour le directeur Louis Maurin, la suppression des zones à faibles émissions (ZFE, voir notre article) est "un concentré du dilemme" qui se pose actuellement : "d’un côté, la pollution tue et il faut agir par rapport à cela et, de l’autre côté, comment mettre en place ces politiques" dans un contexte de dépendance à la voiture et d’impossibilité, pour une part importante de la population, de changer de véhicule. Louis Maurin invite à "dire le conflit et trouver les moyens de s’y adapter, avec du temps et des moyens".
L’Observatoire des inégalités met en outre l’accent sur les inégalités environnementales dans le monde du travail, "un angle mort des politiques publiques" pour Anne Brunner, directrice des études de l’Observatoire. "Deux tiers des ouvriers respirent des fumées ou des poussières. Les cadres sont 7,5 fois moins souvent concernés", relève l’Observatoire, citant des données de 2019 du ministère du Travail. Les métiers à risque sont également davantage exercés par des hommes, qui sont donc plus exposés que les femmes. Concernant l’exposition à des produits cancérogènes, des progrès sont mentionnés dans les secteurs de l’agriculture (11% des salariés exposés en 2017 contre 22% en 2003), de l’industrie (15% en 2017 contre 21% en 2003) mais moins dans celui de la construction (taux remonté à 31% en 2017, alors qu’il était descendu à 25% en 2010, après 35% en 2003).
Conditions de travail : une fracture sociale
"Le travail devient de plus en plus pénible", alerte plus globalement l’Observatoire des inégalités. La part des salariés déclarant porter des charges lourdes au travail a augmenté (41% en 2019, contre 38% en 1998 et 22% en 1984), ainsi que celle des salariés déclarant subir des secousses ou des vibrations. Au total,"35% des salariés connaissent au moins trois critères de pénibilité physique à leur poste, une proportion qui n’a pas baissé en quinze ans", résume Anne Brunner, qui ajoute que les ouvriers sont dix fois plus concernés que les cadres.
Cette "fracture sociale" concerne autant les conditions de travail que les types de contrat. La précarité constitue "un élément très fort de tensions sociales", estime Louis Maurin, qui mentionne les difficultés qui en découlent pour se loger, se projeter et fonder une famille. L’Observatoire insiste sur la hausse de l’emploi précaire, comptabilisant 16% de contrats dits précaires parmi les emplois salariés en 2023, contre 13% en 2003. A noter toutefois que le périmètre retenu pour désigner l’emploi précaire comprend les CDD, l’intérim et l’apprentissage. L’Observatoire des inégalités qualifie par ailleurs l’apprentissage de "politique extrêmement coûteuse et qui atteint aujourd’hui ses limites".
Si le taux de chômage est toujours nettement plus élevé parmi les ouvriers peu qualifiés (15% en 2023) que parmi les cadres supérieurs (4%), l’écart se serait légèrement réduit en 20 ans. Les catégories de la population les plus exposées au chômage sont les personnes peu qualifiées, les jeunes ("18,8 % des actifs de moins de 25 ans sont au chômage, soit 3,8 fois plus que les 50 ans et plus"), les immigrés et les personnes en situation de handicap. Si la baisse du chômage de ces dernières années a notamment profité aux jeunes et aux habitants des quartiers populaires, le directeur de l’Observatoire des inégalités exprime son "inquiétude" sur l’évolution du taux de chômage dans la période à venir.
Une bonne nouvelle est soulignée : la fonction publique employait 5,9% de personnes en situation de handicap en 2024, contre 4% en 2011. "Pour la première fois" depuis qu’elle a été instituée par la loi de 2006, cette obligation est respectée, se réjouit l’Observatoire des inégalités.
Les inégalités de "patrimoine culturel" expliquent "la reproduction des inégalités dans le temps"
Pour chaque type d’inégalité, de grandes tendances sont ainsi identifiées. Concernant le niveau de vie, l’indice de Gini appliqué aux revenus après impôts et prestations sociales a légèrement augmenté entre 2002 et 2022, passant de 0,277 à 0,294 (0 correspondant à l’égalité parfaite et 1 à une complète inégalité). "Les 10% les plus riches, avec un niveau de vie mensuel minimum de 3.653 euros, gagnent au moins 3,4 fois plus que les 10% les plus pauvres, qui touchent moins de 1 080 euros", indique l’Observatoire des inégalités, qui rappelle que le revenu médian s’élève à 2.028 euros. En matière d’inégalités, la France est "dans la moyenne" grâce à "de puissants mécanismes de solidarité". Mais le taux de pauvreté a augmenté de 1,5 point en 20 ans : la part de la population qui était sous le seuil des 50% du revenu médian est passée de 6,6% en 2002 à 8,1% en 2022.
Cette "fracture sociale majeure qui passe d’abord par le travail" se répercute dans tous les domaines de vie – choix de la voiture, sports et loisirs, vacances… -, a souligné Anne Brunner lors de la conférence de presse de présentation du rapport. Une tendance positive est cependant mise en avant : l’écart de salaires entre les hommes et les femmes s’est réduit de près de neuf points en 20 ans (25% en 2002, 16% en 2022).
Les inégalités de patrimoine se sont parallèlement amplifiées, les 10% les plus fortunés détenant 47% des patrimoines en 2021 contre 41% en 2010. Et, plus encore que ces inégalités de patrimoine matériel, ce sont les inégalités de "patrimoine culturel" qui expliquent, pour Louis Maurin, "la reproduction des inégalités dans le temps". En matière d’éducation, le responsable associatif qualifie d’"immense hypocrisie" le décalage "entre les discours et les actes". Dans un chapitre intitulé "Une école qui classe", les écarts relatifs aux origines sociales des parents sont ainsi scannés, de la maternelle aux études supérieures.