Intelligence artificielle : la Cour des comptes appelle à changer d'échelle
Dans son rapport public thématique de novembre 2025, la Cour des comptes dresse un bilan contrasté de la stratégie nationale pour l'intelligence artificielle (Snia). Si la France a su structurer un écosystème d'excellence en recherche, l'institution souligne de fortes lacunes notamment dans l'accompagnement de la diffusion de l'IA au sein des territoires. Les collectivités restent largement à l'écart d'une politique pourtant décisive pour la transformation de l'action publique.
© Capture vidéo Cour des comptes/ Pierre Moscovici
Initiée en 2018, la stratégie nationale pour l’intelligence artificielle (Snia) a permis à la France de poser des bases solides. Dans son rapport publié mercredi 19 novembre 2025, la Cour des comptes souligne la montée en puissance de la recherche, portée notamment par les instituts 3IA, qui regroupent aujourd'hui plus de 500 chercheurs et ont financé près de 500 doctorants et post-doctorants. Elle reconnait également le rôle structurant des infrastructures : le supercalculateur Jean-Zay, régulièrement renforcé, offre désormais 37 pétaflops et figure parmi les machines européennes les plus frugales énergétiquement grâce à la récupération de chaleur.
Cette trajectoire a permis à la France de passer de la treizième à la cinquième place du Global AI Index entre 2024 et 2025, et même au troisième rang mondial en matière de recherche et formation. L'industrie française n'est pas en reste : plus de 1.000 start-up sont désormais actives dans le domaine, dont 16 licornes intégrant l'IA au cœur de leur modèle.
Mais ces avancées masquent un angle mort : la diffusion de l'IA dans l'économie réelle, les services publics et les territoires. L'État a certes programmé 1,1 milliard d'euros sur la phase 2023-2025, mais seuls 35% des crédits étaient consommés à mi-2025. Les dispositifs de soutien à la demande des entreprises restent "très modestes", note la Cour, et la transformation de l'action publique demeure "très décevante", en dépit de projets ponctuels (détection des faux avis, anticipation des difficultés d'entreprises, pseudonymisation de décisions de justice…).
Territoires encore trop absents de la stratégie nationale
"Les actions à destination des territoires [...] n'ont pas non plus constitué une priorité de la Snia jusqu'à présent", regrettent les magistrats financiers. Alors que les impacts de l'IA se diffusent rapidement dans les services urbains, la santé, la mobilité ou encore la gestion des données publiques, la stratégie nationale n'a "jusqu'ici pas suffisamment retenu l'attention" de ces enjeux.
Or, prévient le rapport, une politique d'IA à l'échelle nationale ne peut se dispenser d'un ancrage territorial car "les impacts liés à cette technologie à usage général s’accélèrent, s’intensifient et se généralisent". Et les collectivités sont déjà bel et bien concernées : gestion de la voirie, optimisation énergétique, mobilité intelligente, pilotage scolaire, cybersécurité, traitement des demandes administratives… Autant de domaines évoqués dans le rapport comme des champs de déploiement prioritaires.
Autre retard : celui pris en matière d'adaptation à l'IA de l'ensemble des formations initiales et continues. Il "n'a pas non plus été rattrapé, alors qu'il s'agit d'un domaine où les enjeux sont considérables et les risques élevés", pointe la Cour.
De même, un travail doit être mené sur l'impact de l'IA sur l'emploi (voir notre article du 21 mai 2024). "Dans l'administration, un tiers des emplois publics seront touchés. Il faut identifier les impacts, accompagner les agents…", estime le rapport.
"Révolution technologique d'une magnitude rare dans l'histoire"
Présentée en février 2025, la troisième phase de la stratégie nationale doit répondre à un changement qualifié par la Cour de "révolution technologique d'une magnitude rare dans l'histoire".
Pour opérer ce changement d'échelle, cinq préalables sont identifiés : gouvernance renforcée, massification des usages, montée en compétences, accès souverain à la donnée (voir nos articles du 16 octobre et du 19 novembre 2025), infrastructures adaptées.
À ce stade, l'enjeu est désormais de sortir des expérimentations dispersées pour aller vers des déploiements structurants en incluant les collectivités dans la planification, le financement et l'évaluation. Parmi les recommandations qui concernent directement les collectivités, on retiendra :
- d'accélérer la transformation des administrations par l'IA, via la commande publique innovante et des mesures d'accompagnement des agents (recommandation n°10) ;
- de renforcer l'accès, la qualité et la protection des données, y compris pour les acteurs publics locaux (n°8) ;
- d'ancrer durablement l'excellence en formation et innovation, afin de permettre aux territoires d'accéder aux compétences nécessaires (n°2) ;
- de mettre l'IA au service du bien commun, en intégrant les impératifs de confiance, frugalité et soutenabilité (n°5).
Création d'un secrétariat général à l'IA ?
Enfin le passage à l'échelle de la stratégie nationale nécessite un pilotage centralisé, estime la Cour des comptes. Il ne s'agit "plus un sujet de la même nature qu'en 2018" et "il est impossible que la politique publique de l'IA puisse être traitée en silo". Elle appelle donc à la création d'un secrétariat général à l'IA, rattaché au Premier ministre avec un budget propre et des équipes pluridisciplinaires. Il sera en charge de la coordination de la stratégie, d'identifier les besoins, de mobiliser la commande publique.