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Où va le Grand Débat national ?

Le président de la République dans la Drôme et le Premier ministre dans les Yvelines la semaine dernière, des ministres déployés sur le terrain et dans les médias… En se mobilisant tous azimuts pour le Grand Débat national, l'exécutif entend impulser la dynamique et donner le ton. Si le mouvement commence à prendre localement et sur la plateforme dédiée, des interrogations demeurent sur les modalités d'analyse des propositions exprimées, ainsi que sur les perspectives de la démarche. Les cinq garants ont eux-mêmes formulé ce 28 janvier un certain nombre de préconisations, y compris concernant les réunions d'initiative locale.

Alors que le "Grand Débat national" rentrera le 29 janvier dans sa troisième semaine – sur 9 semaines prévues au total -, où en est-on ?
La face émergée du Grand Débat, c'est d'abord la forte mobilisation du chef de l'Etat et du gouvernement sur le terrain. La semaine dernière, Emmanuel Macron s'est rendu jeudi dans la Drôme pour échanger pour la troisième fois avec des élus, et également avec des citoyens. Le Premier ministre, Edouard Philippe, s'est lui invité vendredi soir à une réunion publique du Grand Débat qui réunissait une centaine de personnes à Sartrouville, dans les Yvelines, à l'invitation de la députée LREM Yaëlle Braun-Pivet. Lors de cette même soirée, Marlène Schiappa, secrétaire d'Etat en charge de l'égalité femmes-hommes, se voyait endosser le rôle de "médiatrice" au sein d'une édition spéciale de l'émission "Balance ton post !" sur C8. L'objectif : faire remonter des paroles de Français, formuler des propositions et transmettre au gouvernement les sept propositions ayant recueilli le plus de votes des téléspectateurs (1).

"Peu importe le canal, pourvu qu'on puisse débattre"

Politique spectacle au bénéfice d'une chaîne privée, opération de communication ou moyen comme un autre de faire participer le plus grand nombre à ce Grand Débat national ? Interrogée le 22 janvier sur LCI suite à la polémique suscitée par l'initiative de sa collègue, Brune Poirson, secrétaire d'Etat auprès du ministre de la Transition écologique et solidaire, a répondu en ces termes : "Chaque ministre peut s'impliquer comme il le souhaite (…) Un débat ça peut être vingt personnes localement ou 700.000 à la télévision… peu importe le canal, pourvu qu'on puisse débattre."
L'exercice du débat, plus important que les conditions et l'issue du débat ? "On est dans un pays dans lequel à onze heures moins le quart [du soir, ndlr], il y a des femmes et des hommes qui considèrent que c'est important de parler ensemble de ce qu'ils souhaitent pour leur pays… Eh bien rien que ça, franchement ça devrait nous donner la pêche", a résumé Edouard Philippe, dans une vidéo réalisée par ses services synthétisant les quelques heures qu'il a passées à Sartrouville. On y voit le Premier ministre écoutant les différentes prises de paroles, prenant des notes, intervenant pour saluer la dynamique à l'œuvre.

Quid de l'exploitation des contributions en ligne ?

Sur la plateforme dédiée au Grand Débat national, toutefois, il n'est pas possible de "débattre", comme l'ont relevé plusieurs contributions sur cette même plateforme (voir encadré ci-dessous). La plateforme internet préparée par la Commission nationale du débat public (CNDP) "était prête, sauf qu'en fait, ils ont tout refait", a regretté Chantal Jouanno, présidente de la CNDP, le 25 janvier sur LCI. Selon elle, le format "questionnaire" sur chacun des thèmes pose problème. "On n'avait pas prévu de faire une opération de communication mais un grand débat, donc on avait prévu de faire une plateforme numérique totalement ouverte, (...) où tout le monde pouvait échanger sur n'importe quel sujet", a-t-elle déploré sans détours. 
Pour Emmanuelle Wargon, secrétaire d'Etat auprès du ministre de la Transition écologique et solidaire co-animatrice du Grand Débat national, les chiffres démontreraient pourtant l'intérêt des Français à s'emparer des canaux qui leur sont proposés.
Le 28 janvier au matin, la plateforme affichait : près de 21.000 contributions sur le thème "Démocratie et citoyenneté", plus de 22.000 sur "Organisation de l'Etat et des services publics", plus de 27.000 sur "Transition écologique" et près de 37.000 sur "Fiscalité et dépenses publiques". Un moteur de recherche, avec une entrée "mots-clés", permettait par exemple d'identifier 786 contributions à partir du mot-clé "ISF".

85 "contributions" de restitution des réunions locales, des précisions attendues sur les modalités d'analyse

"Nous avons une responsabilité vis-à-vis des Français, pour assurer avec transparence et impartialité l'analyse et la lecture de toutes ces contributions", a ajouté le 23 janvier Emmanuelle Wargon. De quelle manière ces contributions vont-elles être lues et traitées ? Des précisions sont attendues de la part des cinq garants du Grand Débat national.
Ces derniers, lors d'une conférence de presse tenue le 22 janvier, ont indiqué que la matière qui émanerait des réunions locales – des débats – serait privilégiée par rapport aux contributions formulées sur la plateforme. Leurs préconisations émises ce 28 janvier (voir encadré) montrent toutefois que les deux pans devraient selon eux converger.
Les "animateurs" susceptibles d'intervenir localement, en renfort des élus ou citoyens organisant des réunions, n'auraient a priori pas de rôle dans la restitution des échanges. Sur la plateforme, une rubrique "Restituer une réunion locale" invite "organisateurs" et "participants" à décrire "en quelques lignes le déroulement et l'ambiance" de la réunion à laquelle ils se sont joints. Mais également à transmettre d'éventuelles photographies ou vidéos, ou encore les "conclusions" écrites de la réunion.
A l'onglet "Restituer une réunion locale", 85 contributions – comptes-rendus ? – étaient recensées le 28 janvier, sans qu'il soit possible d'accéder directement à ces contributions. Quelque 1.700 réunions étaient en outre présentées et géolocalisées sur la plateforme.

Donner "une perspective" au débat "afin de ne pas décevoir les espoirs qu’il suscite"    

"Pour que ce débat soit utile à la France, le président de la République et le gouvernement doivent lui donner une perspective et des objectifs afin de ne pas décevoir les espoirs qu’il suscite", a jugé l'Association des maires de France, dans un communiqué du 24 janvier.
A cette phase d'expressions et d'échanges tous azimuts succédera peut-être un temps de délibération plus construit, dans le cadre notamment des "conférences citoyennes régionales". Les membres de ces commissions ne disposeront toutefois que de 15 jours – moins, en réalité, mais on ne connaît pas encore le format exact – pour débattre, délibérer, élaborer.
Ainsi "l’AMF, l’ADF et Régions de France, au sein de Territoires Unis" souhaitent qu'une  "véritable négociation" succède au Grand Débat national, "au sein d’une conférence sociale et territoriale associant les partenaires sociaux et les représentants des collectivités territoriales".

(1) Les sept propositions retenues ont été : la TVA  à taux 0 sur les produits de première nécessité ; augmenter de 2 à 4% le budget des hôpitaux ; le retour de l'ISF ; la remise à plat et l'examen de l'utilité de toutes les niches fiscales ; la peine de prison pour les fraudeurs fiscaux ; le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) réservé aux TPE et PME ; revoir les cycles horaires de la police.

Plateforme du Grand Débat national : des propositions pour davantage de transparence et d’efficacité

Au chapitre "Démocratie et citoyenneté" de la plateforme du Grand Débat national, on peut lire plusieurs propositions appelant à améliorer cette même plateforme. L'une d'entre elles appelle ainsi à "Revoir complètement cette plateforme qui ne permet pas de débattre, ce qui est un comble dans le cadre d'un débat national".
Il n'est en effet pas possible, pour les internautes, de réagir à une proposition déjà formulée ou de lui apporter son soutien via un vote. Un contributeur juge ce point crucial : "Sans un système de vote, de raffinement des propositions déjà en ligne (plutôt que de création de milliers de doublons plus ou moins semblables), d'émergence des propositions dominantes, la discussion sera totalement atomisée, les résultats seront illisibles, leur traduction en décisions politiques quasiment impossible, et cet effort de démocratie participative aura été totalement vain et même contre-productif".
Pour un autre contributeur, la plateforme devrait être en "open source" (accessibilité du code), afin de garantir davantage de transparence.
Enfin, un internaute demande l'accès des contributions (anonymisées) en open data. "Ainsi, n'importe quel citoyen pourra effectuer des analyses de données, comme celles que s'apprêtent sans doute à produire les services de l'Etat", justifie-t-il. "Nous sommes de très nombreux citoyens à même de faire ce travail. Mais nous devons avoir un accès libre aux données, au moyen d'une API [Application Programming Interface, ndlr], pour nourrir nos algorithmes."
Les cinq "garants" ont eux-même formulé ce lundi 28 janvier leurs premières recommandations "dans le but de renforcer la légitimité et le bon fonctionnement" de l'exercice, tant sur la plateforme numérique que dans les réunions sur le terrain.
"Il est important qu'il y ait véritablement des 'open datas', c'est-à-dire des données véritablement ouvertes", a expliqué à l'AFP l'un d'eux, Pascal Perrineau. Ces garants souhaitent, dans un communiqué, que "toutes les contributions émises dans le cadre du grand débat, quelles que soient leurs origines (restitutions des réunions d'initiative locale, contributions individuelles, cahiers citoyens...) convergent vers le site et soient mises en ligne".
Toujours à propos du site internet, les garants recommandent d'ouvrir "une nouvelle rubrique pour accueillir les contributions libres quel que soit le thème, au-delà des réponses aux questions" et d'"assurer un vrai pluralisme des sources d'information sous-jacentes à chaque thématique". "Une telle évolution ferait du site du grand débat national un patrimoine informationnel commun à tous", notent les garants, selon lesquels "elle permettrait également d'accueillir, si leurs auteurs le souhaitent, les contributions des divers débats qui s'engagent dans le pays".
Concernant les réunions d'initiative locale, les garants suggèrent à leurs organisateurs de "proposer un format de restitution qui aille dans le sens d'une conclusion collective des débats portée par l'ensemble des participants", à l'image du formulaire de restitution généralement utilisé par la Commission nationale du débat public. De même, ils proposent de demander aux organisateurs de réunions d'enregistrer en ligne sur le site ce document de restitution.
Outre Pascal Perrineau, Jean-Paul Bailly, Nadia Bellaoui, Guy Canivet et Isabelle Falque-Pierrotin ont été désignés pour "garantir l'indépendance" du grand débat national voulu par Emmanuel Macron.