Une proposition de loi de lutte contre la précarité énergétique jugée trop fragile

La commission des affaires économiques du Sénat a rejeté ce 12 avril une proposition de loi visant à résorber la précarité énergétique. L’objectif n’est pas en cause, mais la commission de la Chambre haute préfère surseoir à statuer, dans l’attente notamment des conclusions d’une commission d’enquête qu’elle conduit sur l’efficacité des politiques publiques en matière de rénovation énergétique des bâtiments.

La proposition de loi du sénateur Rémi Cardon (Somme, SER) et plusieurs de ses collègues visant à résorber la précarité énergétique n’aura pas emporté la conviction de la commission des affaires économiques de la Chambre haute. Examinée ce 12 avril, elle a été rejetée sur proposition de son rapporteur, Dominique Estrosi Sassone (Alpes-Maritimes, LR). L’objectif n’est pas en cause, alors que le dernier rapport de l’Observatoire national de la précarité énergétique (ONPE) dresse "un bilan alarmant" de la situation : 11,9% des Français ont dépensé plus de 8% de leurs revenus pour payer les factures énergétiques de leur logement en 2021 et sont donc considérés comme souffrant de précarité énergétique. Et en 2022, les impayés de 863.000 ménages ont entraîné une intervention de leur fournisseur d’énergie, un nombre en hausse de 28% par rapport à 2019.

Avant l’heure…

Mais Dominique Estrosi Sassone estime que les solutions proposées par le texte "doivent faire l’objet d’un approfondissement", alors que plusieurs "échéances importantes" sont à venir. La sénatrice vise ici la commission d’enquête, qu’elle préside, lancée en janvier dernier par la Chambre haute sur l’efficacité des politiques publiques en matière de rénovation des bâtiments, et dont les conclusions devraient être publiées en juillet prochain. Elle invoque également la nouvelle loi de programmation quinquennale sur l’énergie, que le gouvernement doit présenter au Parlement d’ici le 1er juillet, ou encore la restitution des travaux du Conseil national de la refondation sur le logement, prévue fin avril/début mai.

Des différences d’appréciation

Le rejet tient également au fond, la sénatrice émettant "des réserves sur la pertinence des mesures proposées". Parmi ces dernières, le conditionnement des aides à la réalisation d’une rénovation performante et globale – qui pourrait selon Dominique Estrosi Sassone déstabiliser le secteur –, l’objectif d’un reste à charge nul pour les plus précaires – qui "présente une difficulté philosophique" et conduirait à ne plus prendre en compte le niveau de ressources comme critère d’attribution, mais la situation de précarité énergétique – ou encore l’extension jusqu’à 6 ans du délai pour mettre en œuvre la rénovation globale réalisée par le propriétaire occupant – alors que "la plupart des acteurs considèrent qu’une rénovation globale doit être réalisée en une seule étape, et au maximum deux ou trois, sur un délai limité". La proposition sera toutefois discutée en séance publique le 3 mai prochain.

Des dispositifs qui ne font pas une politique

Si la commission d’enquête sénatoriale a une visée plus large, elle n’élude pas la question de la précarité énergétique, comme en témoigne l’audition des principaux acteurs œuvrant en ce domaine qu’elle a organisée le 11 avril dernier. De manière générale, les intervenants y ont salué les efforts conduits en la matière. Guillaume Macher, directeur général de Procivis, salue ainsi "la prise de conscience et l’argent public investi", estimant même que "la question de la rénovation des bâtiments surnage alors que bien d’autres questions relatives au logement sont traitées avec moins d’énergie". Juliette Laganier, directrice générale de la fédération Soliha, salue elle aussi "le virage opéré ces derniers temps" à l’égard de la précarité énergétique, mais insiste sur "la nécessité d’accélérer". Faisant ainsi écho à Gilles Berhault, délégué général de l’association Stop Exclusion énergétique, qui estime qu’"on fait beaucoup", mais que le "travail reste insuffisant". Pour Isolde Devalière, cheffe de projet à l’ONPE, c’est la méthode qui fait défaut. Elle dénonce un "empilement de dispositifs" pour traiter les impayés et rénover les bâtiments, qui ne font pas "une politique nationale à proprement dite". D’où selon elle la nécessité d’un délégué interministériel dédié à cette politique.

Divergences sur les cibles

Ces différents acteurs divergent parfois sur la conduite à tenir, notamment s’agissant des "cibles à prioriser". Pour Gilles Berhault, il faut mettre l’accent sur les 500.000 propriétaires occupants de passoires thermiques, en réduisant au maximum pour eux le reste à charge des travaux – sans atteindre 0, pour "des questions de dignité" – ou en favorisant l’autoréhabilitation. À l’inverse, Juliette Laganier plaide pour "rééquilibrer les moyens financiers", entre ceux "mis aujourd’hui sur les propriétaires occupants" et ceux à destination des propriétaires bailleurs et des copropriétés. Elle est ici rejointe par Isolde Devalière, qui rappelle qu’en 2019 "59% des ménages en situation de précarité énergétique étaient locataires". Elle se prononce pour une révision des aides accordées aux propriétaires bailleurs, observant qu’elles ne représentent que "2% des dossiers financés par Ma Prime Rénov', avec une aide moyenne de 3.841 euros, quand un chantier de rénovation globale performante est évalué par l’Ademe à 80.000 euros". Ou encore par Guillaume Macher, pour qui "la prise de décision en logement collectif" constitue un enjeu prioritaire, déplorant que jusqu’ici "les absents ont toujours raison". Il plaide par ailleurs pour "faire en sorte que les travaux génèrent de la valeur pour que les propriétaires s’y retrouvent", suggérant par exemple "d’exploiter plus fortement les PLU", via les surélévations, ou évoquant encore un dispositif du type Pinel "pour embarquer les propriétaires bailleurs dans les travaux de rénovation". À l’inverse, Manuel Domergue, directeur des études à la fondation Abbé-Pierre, estime que pour les bailleurs privés, "la simple incitation ne suffit pas, d’où la nécessité des normes". Encore faut-il qu’elles soient "intelligibles", souligne Guillaume Macher, évoquant le diagnostic de performance énergétique ("au-delà de sa stabilisation technique"), non sans sans inviter à réfléchir à un "DPE collectif".

Convergences sur la nécessité d’un accompagnement et d’une "synergie territoriale"

Tous les acteurs se retrouvent en revanche sur la nécessité d’un accompagnement des ménages, et singulièrement des plus précaires. "Il n’y aura pas de rénovation massive sans accompagnement des grands précaires", avertit Gilles Berhault, qui déplore d’un côté "le manque de formation à l’accompagnement social", mais salue de l’autre le fait qu’"enfin le métier d’accompagnateur est reconnu", en évoquant le lancement du dispositif "Mon accompagnateur rénov." Maïder Olivier, de la fondation Abbé-Pierre, avoue "fonder beaucoup d’espoir" sur ce dernier – après les "résultats alarmants" des précédents dispositifs –, à condition qu’il soit "gratuit et neutre". "Il faut des acteurs dans lesquels les ménages aient confiance", appuie Cécile Guérin-Delaunay, de Soliha, en insistant par ailleurs sur la nécessité "d’un parcours usager lisible". Elle attire en outre l’attention sur la nécessité d’éviter les ruptures entre ce nouveau dispositif et l’ancien. Mais elle plaide surtout pour la large implication des collectivités territoriales : "Le premier enjeu, c’est l’optimisation des systèmes existants en créant des synergies localement", autour des collectivités. Gilles Berhault plaide de même pour "une approche systémique territoriale", faisant de "la capacité à créer des alliances multi-acteurs – collectivités, entreprises, ONG…" une priorité.

Des financements pérennes

Pour Guillaume Macher, l’autre enjeu majeur, c’est celui du financement. Public, évoquant notamment "des discussions avec la Banque des Territoires pour voir comment massifier le système de préfinancement". Mais surtout privé, qui fait aujourd’hui "défaut". Il préconise singulièrement la création d’une "banque de place dédiée à la rénovation énergétique, dans laquelle les banques commerciales pourraient être les principaux actionnaires". "Ce n’est pas avec des prêts à la consommation qu’on peut répondre à l’enjeu", argumente-t-il. De son côté, Cécile Guérin-Delaunay a mis en avant le besoin "d’une vision pluriannuelle des crédits de l’Anah". 

  • Le Slime, "outil en devenir"

Aux côtés de Géodip (voir notre article du 26 mai 2021), "le Slime est un outil en devenir", a mis en avant Isolde Devalière lors des débats. Le Slime ? Ce "service local d’intervention pour la maîtrise de l’énergie" est un outil porté par le Cler (réseau pour la transition énergétique) dédié aux collectivités territoriales visant à "massifier" le repérage des ménages en situation de précarité énergétique. Les collectivités lauréates (un dossier peut être déposé trois fois par an, les prochaines échéances étant le 31 mai et le 30 septembre) bénéficient d’une méthodologie, d’outils, notamment informatiques, de financements (via des certificats d'économies d'énergie couvrant jusqu’à 70% des dépenses) et d’un accompagnement. Le dispositif se déploie en trois étapes : une détection des ménages via un "réseau de sentinelles", un diagnostic (état du bâti et des équipements, usages, situation sociale et financière du ménage) et une orientation des ménages vers les programmes adaptés à leur situation. Près de 50 collectivités ont pour l’heure déployé ce dispositif, dont une vingtaine de conseils départementaux, la ville de Paris, les métropoles de Brest et de Lyon ou encore la communauté de communes Leff Armor.

 

 

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