Feux de forêt : Départements de France veut "se préparer au pire"

Départements de France a dévoilé lors de ses assises d’Agen les conclusions de sa mission flash sur "les feux de forêt 2022 et l’évolution de la politique de sécurité civile face au changement climatique". Les rapporteurs proposent notamment l’élaboration d’un "plan départemental de sauvegarde" et plaident pour un renforcement des moyens humains, matériels et financiers des Sdis. Le gouvernement promet un soutien accru de l'Etat.

"L'adaptation au changement climatique et la constance des feux de forêt n’imposent pas seulement l’acquisition de camions ou d’avions supplémentaires, c’est tout notre modèle de sécurité civile qui doit être adapté, et chaque territoire est concerné", a déclaré Elisabeth Borne le 14 octobre à Agen en clôture des assises de Départements de France (sur les autres points de son intervention, voir notre article de ce jour). Et la Première ministre d'assurer que le soutien de l'Etat "se poursuivra et ne se limitera pas au renforcement des moyens nationaux, notamment aériens", que "l'Etat sera aux côtés des Sdis pour soutenir leurs investissements et mieux répondre aux risques" et que "l'aménagement et la gestion des forêts seront revus pour mieux prévenir les dangers, surveiller les massifs et faciliter l'intervention des sapeurs-pompiers".

La veille, sous l'intitulé "les départements au feu", deux séquences entières de ces assises avaient été consacrées aux incendies de cet été et à la nécessaire adaptation des services d'incendie et de secours. Après le Sénat en août (voir notre article du 31 août), c'était en effet au tour de Départements de France de dresser un retour d’expériences des tragiques incendies de l’été, aux termes d’une "mission flash" conduite en septembre par les présidents de département André Accary (Saône-et-Loire) et Jean-Luc Gleyze (Gironde) à la demande de François Sauvadet, le président de l'association. Leurs conclusions ont été présentées devant les congressistes, en présence de Caroline Cayeux, ministre déléguée chargée des collectivités territoriales.

Le système a tenu

"Ce sont les enseignements d’un temps extraordinaire qui pourrait devenir ordinaire dans les années à venir", a posé Jean-Luc Gleyze, à la tête du département le plus touché cet été, profitant d'ailleurs des assises pour remercier solennellement ses homologues pour "le soutien et la solidarité apportés par soixante départements". "Il faut qu’on se prépare au pire", a appuyé Martine Vassal, présidente de la métropole Aix-Marseille Provence et du conseil départemental des Bouches-du-Rhône, l'un des départements ayant apporté un important renfort à la Gironde. Fruit de "visites de terrain, d'auditions et de contributions écrites de départements", ce rapport entend, a expliqué André Accary, "porter un regard très pragmatique, à la fois sur ce qui a bien fonctionné et ce que l'on pourrait améliorer".

Pour l’heure, "bien que mis à mal, le système a tenu", relève le rapport. Parmi les forces figurent notamment "la doctrine d’attaque des feux naissants", qui "a de nouveau fait la preuve de sa pertinence" et n'est donc "pas remise en cause", "la remarquable disponibilité" des sapeurs-pompiers volontaires et, plus largement, une solidarité – celle des bénévoles d’associations constituées ou de circonstances, des agriculteurs, dont le concours "s’est révélé déterminant" dans le Jura cet été, des chasseurs, des sylviculteurs, des élus… – "qu’il convient de souligner à l’heure où l’on s’inquiète, à juste titre, des fractures de la société". Une solidarité qu’il faut néanmoins savoir organiser et coordonner – y compris lorsqu’elle prend la forme de "multiples dons spontanés", constituant "un véritable défi pour les autorités, voire un poids".

Préconisation d’un "plan départemental de sauvegarde"

Les grands feux de l’été ayant justement montré que "les questions de soutien logistique prennent une dimension déterminante au point de conditionner la poursuite de la lutte", le rapport préconise un travail de préparation de crise et de planification pour "mieux canaliser les bonnes volontés" (y compris celles des renforts étrangers, "un défi qui se prépare") et "identifier les partenaires potentiels et les concerner par le biais d’exercices". Cette planification "doit prévoir l’action du département en complément des autres acteurs, notamment en termes de sauvegarde des populations et de soutien opérationnel", estiment les rapporteurs. Ils proposent qu’elle s’incarne dans un "plan départemental de sauvegarde". "La récente prescription des plans intercommunaux de sauvegarde par la loi du 25 novembre 2021 atteste que c’est le sens de l’histoire" (voir notre article du 22 juin), jugent-ils.

Pour faire face à "la généralisation du risque" (notamment pointée par l’Inrae – voir notre article du 29 juin), qui a "bousculé de nombreux repères" et qui est "antinomique d’un système centralisé", les rapporteurs estiment que "la montée en puissance [des moyens des Sdis], qualitative et quantitative, n’est pas une option". À défaut, ils soulignent que le dispositif actuel serait mis "en forte tension", tension qui, "si elle devait perdurer, multiplierait les arbitrages, accroissant la centralisation et augmentant le risque d’opposer les acteurs, voire les territoires". Ces moyens sont à la fois humains, matériels et financiers.

Un "Beauvau de la sécurité civile"

S’agissant des moyens humains, "la première urgence est la formation", jugent les rapporteurs. Ils soulignent que l’ensemble des personnels est loin d’être formé aux feux de forêt. "Aujourd'hui, la nature de notre forêt a complètement changé, ce qui implique de les former à ces changements", explique André Accary, président d'un département où "on n'a pas cette culture du feu". Ils attirent également l’attention sur le risque de déperdition des compétences avec le renouvellement des générations ou encore sur la tendance à la baisse de la durée d’engagement des sapeurs-pompiers volontaires, qui augmente d’autant les besoins en formation. Présent à Agen, Grégory Allione, président de la Fédération nationale des sapeurs-pompiers, directeur du Sdis des Bouches-du-Rhône et récemment nommé directeur de l’École nationale supérieure des officiers de sapeurs-pompiers basée à Aix, préconise d'ailleurs la constitution d'un "creuset" de sécurité civile, qui pourrait prendre la forme d'un "campus" permettant un meilleur partage de savoir-faire.

Les rapporteurs plaident plus largement pour une "acculturation profonde" de la population "à la réduction des risques", notamment via la prévention au collège, qui "a fait ses preuves en matière de sécurité routière". Plusieurs orateurs ont insisté sur ce point. Y compris Caroline Cayeux, qui préconise de travailler là-dessus "avec l'Education nationale".

Les deux co-auteurs n’en oublient pas pour autant de souligner le fait que "le secours et soin d’urgence aux personnes […] continue de peser lourdement sur les Sdis", avec "80 à 85% des interventions – en accroissement constant", et proposent le "toilettage des missions indues" – même si les sapeurs-pompiers se voient désormais aussi en "soldats de la santé" (voir notre article du 18 octobre 2021). Un sujet d’autant plus crucial que, d’après le rapport, si l’intérêt des sapeurs-pompiers volontaires pour "les missions classiques" ne se dément pas, il n’en va pas de même pour les missions d’ambulance, qui n’attireraient pas et seraient même source de "démotivation" – et ce alors que leur recrutement reste "l’enjeu majeur". Côté sapeurs-pompiers professionnels, le rapport indique que les partenaires sociaux insistent sur le besoin de "professionnaliser les Sdis" et réclament un "Beauvau de la sécurité civile". Les syndicats alertant eux sur le fait que "la multiplication des événements calamiteux ne doit pas normaliser les dépassements" du temps de travail, sujet que l’on sait sensible (voir notre article du 16 mars 2021).

Nécessaires renforcement, diversification et déconcentration du matériel

Côté matériel, l’accent est notamment mis sur les avions, "décisifs notamment lorsque les forces terrestres sont confrontées à des difficultés d’accès". Outre leur nombre, le rapport insiste sur la nécessité d’un "pré-positionnement zonal adapté". "Le Sud, le Sud-Est, la Corse, ont toujours eu des canadairs pré-positionnés. Il faut que ce soit aussi le cas pour d'autres territoires", a insisté Jean-Luc Geyze.

Relevant que de nombreux départements "se trouvent dans la stricte impossibilité de financer eux-mêmes le recours à ces moyens", les rapporteurs soulignent l’importance de la collaboration État-collectivités, "à travers une nouvelle approche des pactes capacitaires zonaux", chaque Sdis étant par ailleurs invité à "vérifier son aptitude à prendre en compte les appuis aériens". De même, est répercutée la demande que la Commission européenne "élabore des appels à projets mieux dimensionnés aux enjeux régionaux", alors que le mécanisme RescUE (voir notre article du 10 mars 2020) – que la France n’aurait pas activé pour un renfort en avions – est jugé trop "axé sur la réaction aux catastrophes par des moyens lourds".

De manière générale, le rapport insiste sur l’intérêt de la "mixité des moyens" (différents types d’aéronefs, de camions citernes…), estimant que "l’unicité, si elle permet des économies d’échelle, est un facteur de fragilité en situation de crise". Ne sont pas oubliées les questions des obligations légales de débroussaillement (déjà dans le viseur de l’Assemblée nationale – voir notre article du 5 janvier –, mais cette fois en impliquant les propriétaires des parcelles forestières jouxtant des habitations, ce qui pourrait impliquer une mesure d'ordre législatif), de la nécessaire généralisation de la mission DFCI (dont la réforme est souhaitée au Sénat – voir notre article du 27 juillet 2021), articulée et dimensionnée en fonction de chaque territoire, ou encore du nécessaire développement technologique, "notamment pour les coûteuses missions de veille et d’observation" – télésurveillance, observation satellitaire, drones… Jean-Luc Gleyze a en effet pu constater cet été le précieux apport des nouvelles technologies, qu'il s'agisse des "drones militaires qui nous ont été prêtés", ou de systèmes de télésurveillance performants y compris la nuit.

Les élus estiment encore que "la perspective de nouvelles crises potentiellement juxtaposées (par leur nature, dans le temps et dans l’espace) doit pousser l’État à penser les moyens nationaux en termes de ressources déconcentrées". Ils déplorent ainsi que les pactes capacitaires (voir nos articles des 14 février et 2 octobre 2020) "découlent d’une démarche jusqu’à présent très centrée sur l’État" à travers un contrat général interministériel qui "ne s’est décliné que partiellement aux niveaux zonal et départemental en contrats territoriaux de réponses aux risques et aux effets des menaces" (les CoTTRIM). Et si "les présidents de département adhérent à l’approche zonale de la gestion de crise", c’est à la condition "que celle-ci inclut les financeurs à une instance dédiée".

Incontournable rénovation du financement des Sdis

Sans surprise, les deux présidents de département plaident pour une révision du financement des Sdis qui, "déjà très sollicités par les récentes revalorisations catégorielles [v. notre article du 22 septembre], voient leurs capacités d’investissement largement obérées". Reprenant l’argument de la "valeur du sauvé" (voir notre article du 17 juin dernier), ils plaident à leur tour pour augmenter significativement la part du produit de la taxe spéciale sur les contrats d’assurance dédiée aux Sdis (voir notre article du 6 septembre) – perspective à laquelle le ministre de l’Intérieur semble fermé (voir notre article du 23 septembre). "Dans la mesure où on a évité tant de dépenses aux assureurs, il serait normal qu'on les fasse payer via la TSCA", a appuyé Kléber Mesquida, le président de l'Hérault. Autre proposition : "Relancer la dotation de soutien aux investissements structurants des Sdis".

Le rapport suggère également une révision de la loi de 2004 afin de protéger les Sdis des dépenses exceptionnelles qui mettraient leur budget en péril, une réelle enveloppe d’aide pour les investissements structurants (en explorant l’articulation de cette aide avec les pactes capacitaires) ou encore une révision de la répartition des contributions entre départements et bloc communal – a minima recalculer les contributions de base à partir des chiffres actualisés du nombre d’habitants – alors que "l’immense majorité des surcoûts des Sdis est endossée depuis plus de 15 ans par les départements".

Reste à voir quelle suite sera réservée à ces propositions. "Le président de la République évoquera prochainement ce sujet avec les acteurs de la sécurité civile, dont naturellement, les élus départementaux", a assuré Elisabeth Borne. Une réunion était initialement prévue à l’Élysée avec l’ensemble des acteurs de la sécurité civile ce 14 octobre justement (voir notre article du 26 septembre). Celle-ci a été reportée et pourrait, selon Caroline Cayeux, se tenir "fin octobre ou début novembre", la ministre indiquant qu'Emmanuel Macron "donnera ses réponses" à cette occasion. Et ajoutant qu'en parallèle, "la Lopmi examinée au Sénat pourrait apporter certaines réponses sur le plan financier".

Le sujet de la sécurité civile fait en tout cas l'objet d'un volet dédié du "programme de travail commun" cosigné et diffusé par le gouvernement et Départements de France à l'issue des assises. "L’État a été et sera aux côtés des départements, en finançant les colonnes mobiles de secours (renforts de sapeurs-pompiers venant d’autres départements), et par l’engagement des moyens nationaux (terrestres avec les formations militaires de sécurité civile et moyens aériens)", acte le document. Qui prévoit aussi que "des travaux associant État et départements" sur "le besoin de faire évoluer le modèle de financement" seront menés "dès que la mission sur ce sujet, voulue par les parlementaires dans le cadre de la loi Matras, aura rendu ces conclusions".