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Les pratiques numériques des quartiers prioritaires à la loupe

Pour affiner leur perception de l’illectronisme, des chercheurs se sont penchés sur les pratiques numériques des quartiers prioritaires de la ville. Si les résultats confortent globalement les analyses nationales, ils montrent l’importance du frein économique pour l’accès au numérique dans les QPV.

Le chiffre de 13 millions de Français est souvent cité par les pouvoirs publics pour quantifier le nombre de personnes souffrant "d’illectronisme". Il est aussi régulièrement questionné car trop global pour mesurer un phénomène complexe. Le Credoc, qui présentait les résultats de son étude 2020 sur les pratiques numériques des Français (notre article du 28 novembre 2019), à l’occasion d’un webinaire organisé par l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) est du reste le premier à vouloir le nuancer.

De 6,7 à 22,1 millions de Français en difficulté

Pas moins de six facteurs interfèrent sur l’illectronisme selon le Crédoc : l’accès aux équipements, la complexité des usages, les changements perpétuels d’interfaces, la diversité des compétences à mettre en œuvre, la capacité des personnes à apprendre ou à se faire aider et, enfin, le rapport à l’écrit et à la lecture. Ces difficultés sont cumulatives, le frein financier empêchant par exemple les personnes les plus démunies de suivre le rythme de renouvellement des terminaux. Quant à la non-maîtrise de l’écrit, elle rend l’apprentissage et l’autonomisation dans les usages numériques très difficile pour les populations concernées. "Globalement nous estimons qu’une personne sur dix est complètement en dehors de l’univers du numérique, mais la part des personnes rencontrant des difficultés est d’une sur trois", explique Sandra Hoibian, directrice du pôle société au Credoc. Rapporté à la population française on serait donc dans une fourchette entre 6,7 millions et plus de 22 millions de personnes, soit bien au-dessus des 13 millions.

Une analyse trop macro

Si ces chiffres soulignent l’importance du chantier et la nécessité d’une mobilisation générale de la société pour relever le défi de l’accompagnement numérique, ils ne sont pas totalement satisfaisants pour les territoires. Ils manquent en effet de précision pour cibler l’action locale, l’étude du Credoc étant basée sur un échantillon statistique. "Nous avons quelques données à l’échelle des régions et des agglomérations, mais cela reste peu précis. Quant à réaliser une étude plus complète dans les territoires cela exigerait des moyens considérables", concède Sandra Hoibian.

Une étude ciblée, c’est justement ce à quoi se sont attelés les chercheurs de Marsouin, un groupement d’intérêt scientifique basé en Bretagne spécialisé dans l’analyse des usages numériques. À la demande de l’ANCT et des régions Bretagne et Bourgogne-Franche-Comté, le groupement s’est ainsi penché en 2019 sur les difficultés numériques rencontrées par les populations vivant dans les quartiers prioritaires de la ville (étude Capuni intégrée à ce rapport global sur les QPV). Les chercheurs sont partis de l’hypothèse selon laquelle les populations des QPV cumulaient les difficultés : faible niveau de vie, taux de chômage élevé, part importante de la population étrangère. Réalisée à partir de 2.000 entretiens téléphoniques, son objectif était de mesurer le niveau d’équipement, la capacité à utiliser les outils et plus particulièrement à effectuer des démarches administratives. 

L’équipement, un frein important

Les résultats corroborent largement les données du Credoc mais montent quelques spécificités. Ainsi, si leur niveau de fréquentation d’internet est dans l’épure nationale (91%) les habitants des QPV se révèlent moins bien équipés : 75% ont un ordinateur quand 89% des Français en ont un et l’équipement en smartphone atteint 87% quand il est à 91% pour l’ensemble des Français. Mais ce qui est surtout frappant c’est que 37% ont un sentiment de non-maîtrise (24% à l’échelle nationale) et un tiers jugent les abonnements trop chers, trois fois plus qu’à l’échelle nationale. "Un résultat intéressant", souligne Géraldine Guérillot, membre de l’équipe Marsouin "car il y a là certainement un levier d’action". Quant aux "limitations volontaires", les habitants des QPV ne sont que 3% à les pratiquer contre 18% à l’échelle nationale, signe qu’il n’y a pas d’hostilité particulière à l’égard numérique. Autre élément intéressant dans le contexte du plan France très haut débit : les habitants des QPV sont globalement moins satisfaits que la moyenne des Français sur les débits auxquels ils ont accès. S’agit-il d’un enjeu de couverture 4G ou fibre ? le rapport ne le dit pas mais il est plus probablement à relier au coût des abonnements et forfaits dans un contexte où le smartphone est le terminal le plus utilisé.

Des EPN qui atteignent leur cible

En matière d’accompagnement numérique enfin, les collectivités apprécieront le fait que les espaces publics numériques (EPN) sont mieux identifiés par les habitants des QPV que par les Français en général. 56% des personnes de 18 à 59 ans les connaissent avec un taux plus élevé chez les personnes disposant de moins de 1.400 euros par mois. Les jeunes, ceux issus de familles nombreuses ou qui ne possèdent pas d’ordinateur à la maison, sont les plus nombreux à les fréquenter. On notera aussi que les habitants des QPV connaissent le plus souvent un EPN en particulier, situé dans leur quartier ou à proximité immédiate de leur lieu de résidence.

Enfin, sans trop de surprise, les habitants des QPV sont plus nombreux que les Français à éprouver des difficultés à réaliser des démarches administratives en ligne. 22% connaissent par exemple des difficultés à remplir leur déclaration d’impôt en ligne. Ils sont également moins nombreux à utiliser les plateformes internet de prises de rendez-vous médicaux même si le facteur le plus discriminant reste le niveau de diplôme plus que le lieu de résidence.

Ces résultats confortent la volonté des pouvoirs publics de prioriser les QPV dans l’implantation des maisons France service. Il restera à savoir si les 4.000 conseillers numérique France service – désormais tous recrutés mais pas nécessairement déployés comme l’a révélé l’ANCT à l’occasion du webinaire – réussiront à faire bouger les lignes.