"Les élus locaux sont des cibles de choix pour les organisations criminelles"

Spécialiste de la mafia, Clotilde Champeyrache enseigne que les organisations criminelles ciblent prioritairement les élus locaux pour les corrompre et asseoir leur empire, et singulièrement ceux des petites villes, moins outillées pour y faire face. Elle insiste sur la nécessité de ne pas considérer la violence comme un indicateur pertinent de l'emprise criminelle sur un territoire, mais de prêter au contraire attention aux signaux faibles, observant que quand les choses se matérialisent, "il est souvent trop tard". Un impératif, alors qu'elle explique qu'"on ne sait pas reconquérir un territoire conquis par la mafia".

Localtis - Le ministre de l'Intérieur a qualifié le récent assassinat de Mehdi Kessaci, à Marseille, de "point de bascule". Qu'en pensez-vous ?

Clotilde Champeyrache, maître de conférences au Cnam, directrice du pôle Sécurité, défense, renseignement - Ce tragique événement a une nouvelle fois attiré l'attention sur la ville de Marseille, laquelle, il est vrai, a une certaine tradition en matière de narcobanditisme – le milieu corso-marseillais fait partie de l'histoire. Pour autant, il est dangereux de se focaliser sur cette ville alors que tout notre territoire est aujourd'hui gangrené. Comme il est tout aussi dangereux de se focaliser sur seule organisation criminelle qui, entre guillemets, a la bêtise de recourir à la violence. Se limiter à cet indicateur, c'est passer notamment à côté de problématiques beaucoup plus insidieuses de corruption. Laquelle ne doit pas être entendue comme renvoyant au seul versement de pots-de-vin. Ce sont aussi les consignes de vote données à la population, les services rendus qui, consciemment ou non, vous obligent… Toute cette toile d'araignée qui se tisse progressivement dans la société et qui va prendre dans ses fils des personnes qui ne sont pas affiliées à une organisation criminelle, qui n'avaient parfois même pas l'intention d'aider les criminels initialement, mais qui se retrouvent coincées dans ce système d'emprise.

Il y a aujourd'hui, partout en France, des organisations qui font un exercice beaucoup plus rationnel de la violence et qui gangrènent l'économie et la politique à bas bruit. L'usage de la violence n'est pas forcément la marque d'une présence criminelle sur un territoire, loin de là. Les organisations plus matures ont intégré que le sang versé, c'est mauvais pour les affaires. Les véritables mafias, que l'on ne retrouve pas pour l'heure à Marseille, savent que cela peut soulever la population et contraindre l'État à des représailles. C'est l'expérience sicilienne des années 1980-1990, qui a été parfaitement analysée et comprise par les organisations réellement mafieuses. Ces dernières, à la réputation établie, savent que la menace suffit. 

Je déplore à ce propos que le ministre de l'Intérieur ait employé le terme de "mafias marseillaises". Même si la DZ Mafia a choisi de se baptiser ainsi – et ce n'est sans doute pas un hasard –, ce n'est pas une mafia à proprement parler. Attention à ne pas survaloriser ces organisations criminelles ! Elles sont, je le crains, ravies que l'on parle d'elles en ces termes, qui les valorisent auprès du milieu, et même auprès de la population. Il faut être extrêmement prudent.

Quelle place occupent aujourd'hui les élus locaux au regard de ce système ?

Leur place est centrale. Les élus locaux sont des sentinelles du territoire. Élus de proximité, ils savent ce qui se passe dans leurs communes et peuvent faire remonter ces renseignements territoriaux. Leur rôle est très important. Mais ils constituent dans le même temps des cibles de choix pour les organisations criminelles. Encore une fois, pas au sens de règlements de comptes, pas pour les éliminer. Ils sont visés par les organisations criminelles – qui cherchent à asseoir leur emprise territoriale en infiltrant les activités économiques et politiques – en raison de la place qu'ils occupent dans le tissu local.

Le gouvernement évoque le risque d'infiltration des listes électorales lors des prochaines élections municipales par les réseaux islamistes et les organisations criminelles (et la CNCCFP - lire notre article du 12 novembre). Un rapport de sénateurs LR (lire notre article du 27 novembre) met en avant la volonté de ces organisations d'influencer les politiques plutôt que d'être eux-mêmes élus. Qu'en pensez-vous ?

Je rejoins cette seconde analyse. Les membres de ces organisations n'ont aucun intérêt à se faire élire personnellement. Singulièrement parce que ces organisations jouent sur le discrédit de l'État, des institutions en général, auprès de la population pour asseoir leur emprise. Elles cherchent surtout à manipuler les hommes politiques, ce qui leur permet de continuer à critiquer l'action publique par ailleurs. À jouer double-jeu, en quelque sorte. D'un côté en tirant les ficelles, de l'autre en critiquant et palliant les défaillances, voire l'absence, des pouvoirs publics dans certains territoires. Concrètement, en offrant des "prestations sociales", comme la distribution de fournitures scolaires – ce fut récemment le cas à Orange, de masques pendant le Covid, comme le fit la fille d'El Chapo au Mexique, de rations alimentaires aux défavorisés, comme l'a fait Cosa Nostra à Palerme… Ou encore en organisant des animations pour les enfants, en aidant les habitants à faire ou à porter leurs courses, etc. Des gestes qui peuvent paraître anodins, mais qui enferment progressivement les habitants dans une nasse, en achetant leur silence, sinon leur adhésion, et font basculer des territoires entiers hors de la République.

Vous êtes une spécialiste des mafias italiennes. Que nous enseigne l'expérience transalpine ?

L'expérience italienne enseigne précisément que cet entrisme dans la sphère politique ne se fait pas par la tête, mais au contraire plutôt par le bas, par les territoires. Ce sont principalement les conseils municipaux qui ont été visés. Les Italiens l'ont bien compris, en instaurant le contrôle des élections – notamment pour contrecarrer ce que l'on nomme en Italie le "vote d'échanges" –, les mafias étant capables de donner des consignes de vote à la population sur les territoires qu'elles contrôlent, lesquelles décident in fine de l'issue du scrutin. On a ainsi vu des organisations mafieuses se placer à côté des bureaux de vote, distribuer des téléphones portables pour que les électeurs photographient, dans l'isoloir, leur bulletin avec la case du bon candidat cochée afin qu'elles puissent vérifier le respect de leurs consignes avec la restitution des téléphones. Sans parler des achats de vote – 50 euros le bulletin –, comme l'ont révélé certains procès. 

Un phénomène qui a aussi conduit les Italiens à instituer, en 1991, la possibilité de dissoudre toute entité publique, dont les conseils municipaux [la gestion courante des communes est alors assurée par le préfet]. Il faut relever qu'au départ, les communes concernées étaient celles du sud de l'Italie, les territoires historiques de la mafia – Naples, la Sicile, la Calabre. Mais en 1995, une ville du Piémont est tombée, infiltrée par la mafia calabraise (la 'Ndrangheta). On assiste depuis à une remontée territoriale importante. Désormais, plus aucune région n'est épargnée. Même l'Émilie-Romagne, qui était réputée pour être un territoire où le respect de la légalité était fort, est désormais touchée*.

Ce phénomène des consignes de vote n'existe-t-il pas déjà en France ? Dans leur rapport, les sénateurs LR indiquent que lors des auditions conduites, "un phénomène de clientélisme électoral a été dénoncé à de multiples reprises".

Peut-être pas encore avec un outillage aussi sophistiqué que celui que j'évoquais, mais cela se met indéniablement en place. Pas forcément à très grande échelle pour le moment, mais le risque existe, particulièrement dans les quartiers où, comme je le soulignais, l'État a du mal à répondre à la demande d'aide sociale.

Avec un effet de levier d'autant plus important que l'abstention se fait de plus en plus forte.

Tout à fait, et d'autant plus que ce sont des populations qui, traditionnellement, votaient peu. Il sera d'ailleurs intéressant d'étudier, lors des prochaines municipales, si des territoires où la participation électorale était jusqu'ici faible se mettent à voter plus massivement. Cela pourrait être un indicateur d'éventuelles consignes de vote. 

En France, certains préconisent que les communes contribuent davantage à la lutte contre ces organisations, par exemple en procédant à des vérifications lors des cessions de fonds de commerce. Qu'en est-il en Italie ?

L'Italie porte un regard attentif sur ces questions. Je pense par exemple au contrôle de l'usure, qui met parfois la corde au cou de l'entrepreneur ou du commerçant, contraint de céder son activité faute de pouvoir rembourser les prêts contractés à vil prix. Mais ce contrôle ressort de l'État, il relève plutôt du préfet, moins à même d'être influencés. 

Mais il faut aussi relever qu'en Italie, tout le monde s'est emparé de la lutte contre les mafias, et notamment via un tissu associatif important. Les chercheurs également, qui publient régulièrement différents baromètres pour alerter en cas de dérives. Souvent après coup, malheureusement. Ce fut notamment le cas avec le secteur de la restauration dans le centre historique de Rome : une étude sur les changements de propriété pendant la période Covid fait état d'éléments préoccupants. Il est certain que cette mobilisation générale fait encore défaut en France. Lorsque je suis intervenue l'an passé au Congrès des maires de France (lire notre article), je dois avouer que j'ai eu l'impression que certains maires s'étaient sentis agressés quand je leur ai indiqué qu'ils étaient des cibles pour le crime organisé. Non pas parce que je les considérais comme corrompus ou nécessairement corruptibles, mais parce que j'ai le sentiment que beaucoup ne se rendent pas compte que ce risque existe. Encore une fois, l'approche du personnel politique ne passe pas forcément par une enveloppe de billets posée sur le bureau ou des violences. C'est beaucoup plus sournois que cela et quelqu'un qui est un peu naïf, bienveillant, peut se retrouver rapidement dans des situations extrêmement déplaisantes sans s'en apercevoir.

D'autant que, encore une fois, ce sont les petites villes qui sont le plus à risque, lesquelles disposent en outre de faibles moyens. Des villes où l'on peut plus facilement se faire approcher, avec des citoyens que l'on croit connaître et dont on ne se méfie parfois pas suffisamment. Des villes qui peuvent être perçues comme secondaires économiquement, mais qui peuvent revêtir un intérêt logistique important, situées à proximité d'un très bon réseau routier par exemple, ce qui est primordial pour l'acheminement et le transfert des marchandises illicites. Ce qui explique aussi que les villes portuaires – et leur hinterland – soient les premières visées.

Pour revenir au cas marseillais, le ministre de l'Intérieur a assuré que la ville phocéenne "ne tombera pas", supposant donc que ce n'est pas encore le cas. Quel est votre sentiment ?

Il m'est difficile de répondre à cette question, et tout dépend ce que l'on entend par "tomber". Encore une fois, il faut s'intéresser à ce qui se passe à bas bruit, parce que quand les choses se matérialisent, il est souvent trop tard. Et l'histoire enseigne qu'un territoire conquis par des méthodes mafieuses, avec une emprise sur la partie légale de l'économie, de la politique, de la société, c'est un territoire que, jusqu'à maintenant, on ne sait pas reconquérir. L'expérience italienne en témoigne. On peut continuer à lutter, on doit continuer à lutter, mais jusqu'à maintenant on n'a jamais assaini un territoire de mafia.

* L'association Avviso pubblico, "réseau de collectivités locales et régionales contre la mafia et la corruption", recensait, au 3 février 2023, 130 dissolutions en Calabre, 117 en Campanie, 90 en Sicile, 25 dans les Pouilles et 15 dans les autres régions.

 

Voir aussi

Abonnez-vous à Localtis !

Recevez le détail de notre édition quotidienne ou notre synthèse hebdomadaire sur l’actualité des politiques publiques. Merci de confirmer votre abonnement dans le mail que vous recevrez suite à votre inscription.

Découvrir Localtis