Narcotrafic : l'arbre marseillais ne doit pas cacher la forêt française

Qualifié de "point de bascule" par le ministre de l'Intérieur, l'assassinat de Mehdi Kessaci a une nouvelle fois focalisé l'attention sur l'emprise du narcotrafic à Marseille. Une situation qui ne doit toutefois pas cacher l'expansion territoriale du phénomène, mis en lumière par les maires. Lanceurs d'alerte et vigies, ces derniers se plaignent d'être trop souvent ignorés, alors qu'ils sont directement aux prises avec le phénomène. À l'heure où l'on entend désormais lutter contre le "narcoterrorisme", reste aux élus locaux à trouver leur juste place dans ce conflit.

Si le président de l'Association des maires de France David Lisnard entend que le narcotrafic ne cache pas la forêt des préoccupations des maires en matière de sécurité (lire notre article du 18 novembre), le fût et le houppier de ce dernier sont désormais tels qu'il monopolise nécessairement l'attention. Et l'assassinat à Marseille, le 13 novembre dernier, du frère du militant anti-stupéfiants Amine Kessaci – lequel a appelé le 20 novembre, sur France Inter, à la mobilisation "partout, devant les mairies", pour une minute de silence, ce samedi – a naturellement replacé le sujet au cœur de l'actualité. 

"Marseille ne tombera pas"

Ce "crime totalement inédit […], un point de rupture, un point de bascule, un crime d'intimidation destiné à semer la peur […] et qui vise à atteindre la République et l'État", selon le ministre de l'Intérieur, Laurent Nuñez, a une nouvelle fois concentré l'attention sur la cité phocéenne. Pour mémoire, c'est la situation marseillaise, et notamment l'explosion des "narchomicides", qui avait conduit le Sénat à mettre sur pied sa commission d'enquête sur le narcotrafic (lire notre article du 14 mai 2024). Laquelle donnera par la suite naissance à la proposition de loi "visant à sortir la France du piège du narcotrafic", portée par les sénateurs Jérôme Durain et Étienne Blanc.

Ce 20 novembre, les ministres de l'Intérieur et de la Justice étaient donc une énième fois dépêchés dans la 2e ville de France pour échanger avec le maire Benoit Payan, avec les élus locaux puis avec la famille de la victime, et pour conduire différentes réunions de travail sur la situation carcérale des Bouches-du-Rhône et sur la criminalité organisée et le narcotrafic. Et pour y faire, une fois encore, l'annonce d'un prochain renfort de 11 nouveaux magistrats. Hasard du calendrier, il y a un an, Bruno Retailleau et Didier Migaud y présentaient leur plan de lutte contre le narcotrafic, en promettant "un combat de dix, quinze ou vingt ans" (lire notre article). "Marseille ne tombera pas", a promis cette fois Laurent Nuñez. 

Pour la maître de conférences Clotilde Champeyrache, directrice du pôle Sécurité, défense, renseignement du Cnam, interrogée par Localtis (entretien à paraître), le cas marseillais ne doit masquer ce qui se passe ailleurs. "C'est vrai que la ville de Marseille a une certaine tradition en la matière – le milieu corso-marseillais fait partie de l'histoire. Pour autant, il est dangereux de se focaliser sur cette ville alors que tout le territoire est aujourd'hui gangrené. Il y a partout en France d'autres organisations qui font un exercice plus rationnel de la violence et qui gangrènent l'économie, la politique à bas bruit. L'usage de la violence n'est pas forcément la marque d'une présence criminelle sur un territoire, loin de là. Se limiter à cet indicateur, c'est passer notamment à côté de problématiques beaucoup plus insidieuses de corruption".

L'AMF et les maires, lanceurs d'alerte

Cette extension territoriale du phénomène est désormais bien connue, singulièrement mise en lumière par les travaux de la commission sénatoriale. Lors du conseil des ministres du 19 novembre, le président de la République a lui-même indiqué que "le narcotrafic irriguait la déstabilisation de petites villes jusqu'aux grandes métropoles" et "était un continuum qui affaiblit notre société", propos rapportés par la porte-parole du gouvernement. Au congrès des maires, David Lisnard n'a pas manqué de souligner, le 18 novembre, que "c'est l'Association des maires de France, en premier, qui a alerté sur l'intensité, la violence des mafias de la drogue en France hexagonale comme dans les outremers, dans le milieu urbain mais aussi dans la ruralité. Nous sommes les premiers à avoir dit : Attention, on trouve des points de deal – de la production parfois – partout et du blanchiment dans la ruralité" (lire notre article du 24 novembre 2022). 

"Les maires sont une source d'informations importante. Si je prends une commune comme la mienne, c'est 35.000 courriers par an. Ce sont également des conseils de quartier, ce sont aussi des voisins vigilants…", explique Frédéric Masquelier, maire de Saint-Raphaël (Var), lors d'un échange avec le procureur Nicolas Bessonne organisé par le Conseil national des barreaux au salon des maires, ce 18 novembre. Des maires qui, en outre, "ne sont pas dupes", note David Lisnard : "Quand vous voyez un établissement vide qui fait un gros chiffre d'affaires, c'est du blanchiment. Voilà, ce n'est pas compliqué". Des maires qui, rappelle-t-il, souhaitent "être entendus" quand ils adressent ces signaux faibles, et "avoir un retour sur les informations qu'ils donnent" – demande déjà formulée l'an passé en ces mêmes lieux (lire notre article du 27 novembre 2024). Mais des maires qui restent selon lui – sur ce sujet comme sur d'autres (lire notre article) – insuffisamment pris en considération, bien qu'en première ligne. "Vous êtes les premiers à avoir tiré le signal d’alarme […] Et ça va vous retomber dans les pattes", les avertissait, en mars dernier, Jérôme Durain (lire notre article du 18 mars), lui qui entendait précisément "mieux mettre en valeur leur rôle de vigie" (lire notre article du 14 mai 2024). Évoquant la réunion de crise organisée ce 18 novembre par l'Élysée sur la lutte contre le narcotrafic, David Lisnard observait "que les maires mériteraient d'être associés à la réflexion". Ils ne l'ont pas été.

Après les "narcoracailles", la guerre au "narcoterrorisme"

Une réunion élyséenne au terme de laquelle le président de la République a invité le gouvernement à adopter la même approche en matière de narcotrafic qu'en matière de terrorisme. "Ce que nous avons fait […], et même réussi, dans la lutte contre le terrorisme […], nous devons le faire" contre le narcotrafic, confirmait-il le soir même lors d'une conférence de presse à Berlin. Après la lutte contre les "narcoracailles", érigée en cause nationale par Bruno Retailleau (lire notre article du 8 novembre 2024), place désormais à la lutte contre le "narcoterrorisme". L'expression est forte, mais n'est pas nouvelle. Elle avait notamment été employée par le procureur de la République de Marseille, Nicolas Bessone – lors de la même audition précédemment évoquée organisée par la mission d'enquête sénatoriale –, au regard de la dépersonnalisation des victimes d'une part, et de la "multiplication des victimes collatérales" d'autre part. 

Une approche déjà partiellement mise en œuvre par la "loi narcotrafic" (laquelle a pour mémoire été adoptée dans la douleur, et partiellement rabotée par le Conseil constitutionnel). Notamment avec l'installation, au 1erjanvier prochain, du parquet national anticriminalité organisée (Pnaco), conçu sur le modèle du parquet antiterroriste. Une approche dont il avait été souligné l'an passé, lors du précédent congrès des maires, qu'elle pourrait également être déployée au niveau local, en prenant notamment exemple sur le groupe d’évaluation départemental de la radicalisation (lire notre article du 22 novembre 2024). Interrogé sur Europe 1 ce 20 novembre, le maire de Nice, Christian Estrosi, lui, "demande l'armée", notamment pour éviter que les points de deals démantelés lors des opérations "place nette" (lire notre article du 25 mars 2024) ne soient immédiatement réinvestis par les trafiquants. "Si la force sentinelle est là face au terrorisme, ça veut dire que l'armée peut aussi être engagée face à ce terrorisme qui nous est livré à travers le narcotrafic […]. On ne fait pas la guerre avec les armes de la paix ; on fait la guerre avec les armes de la guerre", plaide l'élu niçois. 

Lutte contre le blanchiment

Dans ce conflit, le maire niçois se veut à l'avant-garde, baïonnette au fusil. Il indique ainsi que sa ville, "depuis trois ans, chaque fois qu'il y a une seule personne d'une famille [hébergée] dans un logement social qui est identifiée pour s'être livrée à du deal", procède à leur expulsion, "validée par le procureur de la République. On en est déjà à plus de 350 familles". Plus encore, face à l'inertie déplorée de l'État, il s'estime "obligé de prendre des mesures où, quelquefois, je suis un à la limite d'être condamnable et d'être poursuivi", recevant "quelquefois des lettres d'observation du préfet pour avoir, dit-il, dépassé mes compétences". Et de déclarer par exemple avoir débarqué lui-même  avec sa police municipale "pour défoncer les portes et déloger les clandestins, qui sont des dealers, qui planquent dans [d]es studios […] sous couverture d'Airbnb ou de sous-location de meublés". Une position assurément originale, dont il est douteux qu'elle soit partagée par ses collègues, sur une ligne de crête quant à l'extension des compétences de leurs polices municipales (v. notre article). Sur le salon des maires, Frédéric Masquelier l'assure : "Aucun maire ne veut devenir shérif." 

Une piste a priori plus consensuelle, mais pour autant loin de faire consensus, serait de renforcer davantage encore le rôle du maire dans la lutte contre le blanchiment, que Bruno Retailleau qualifiait de "mère des batailles". Frédéric Masquelier suggère ainsi que le maire puisse "vérifier un certain nombre de commerces pour lesquels on peut avoir des interrogations sur des prix de cession de fonds de commerce qui sont totalement disproportionnés par rapport à la réalité de l'activité que l'on peut constater, puisque ce sont des informations qui sont portées à notre connaissance dans le cadre des déclarations de l'intention d'aliéner". Récemment, un rapport sur l'avenir du commerce de proximité (lire notre article du 5 novembre) préconisait aussi d'encourager – et de former – les bailleurs sociaux et les collectivités à pratiquer des contrôles de notoriété sur l'identité et la qualité des personnes morales et physiques désireuses de créer une activité commerciale. Une mission qui pourrait plus sûrement relever des greffes des tribunaux de commerce, mieux armés que des petites mairies. Lesquelles pourraient arguer, ici aussi, "du manque d'ingénierie" dont elles disposent pour exercer cette nouvelle compétence. Alors que les combats ne manquent pas – dont, parmi mille exemples, celui mené contre le protoxyde d'azote (lire notre article du 12 septembre), comme l'a rappelé David Lisnard au congrès –, les collectivités pourront-elles se mobiliser sur tous les fronts ?

A noter qu'un débat extraordinaire sera prochainement organisé à l'Assemblée sur le sujet, à l'initiative du groupe socialiste.

 

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