Elections - Nouveaux cantons : des "milliers de recours" en vue ?
Avec la parution au Journal officiel de ce 26 février de six nouveaux décrets définissant les limites des cantons, on connaît désormais les cartes de 57 départements. Les autres seront officialisées "d'ici la fin de la semaine", a indiqué Manuel Valls à l'Assemblée lors de la séance des questions au gouvernement.
Le ministre de l'Intérieur boucle ainsi un redécoupage d'une ampleur inédite, dont la loi du 18 mai 2013 sur le nouveau scrutin départemental avait donné le top départ. Respectant à la lettre une loi de décembre 1990, le ministère s'est appliqué à achever son œuvre au plus tard un an avant les élections départementales de mars 2015, qui verront la désignation d'un binôme homme-femme dans chaque canton. Une circulaire du 12 avril dernier était d'ailleurs venue rappeler cette exigence de délai d'un an. La réforme paraît donc bien engagée.
Le gouvernement va toutefois devoir faire face à une riposte de la part d'opposants revigorés par les votes négatifs de 56 conseils généraux contre les projets de cartes. 17 d'entre eux sont dominés par la gauche. Le dernier à avoir dit non au projet de redécoupage est celui des Bouches-du-Rhône : le 24 février, seulement neuf élus sur les cinquante-sept que compte ce département ont apporté leur soutien à la nouvelle carte proposée par le ministère de l'Intérieur. Un résultat que l'opposition présente comme un camouflet. Mais que Claudy Lebreton, président PS de l'Assemblée des départements de France (ADF), relativise : "Les départements de gauche qui ont rejeté la carte sont le plus souvent ceux où la majorité socialiste a été 'mise en minorité'." Alliés habituels du PS, communistes et radicaux de gauche auraient souvent apporté leurs voix à la droite et au centre, faisant basculer les votes.
"Un découpage parisien conduit dans la précipitation"
S'appuyant sur ce résultat, l'opposition de droite et du centre compte demander au Premier ministre l'ajournement de la réforme. Se faisant toutefois peu d'illusions sur l'issue de cette réclamation, elle va aussi, d'ici mai prochain, déposer des recours devant le Conseil d'Etat. Un réflexe que risquent d'avoir les mécontents de tous poils.
La plus haute juridiction administrative doit donc s'attendre à devoir examiner "plusieurs milliers" de requêtes, assure Pierre Monzani. Ce préfet est directeur de l'Association de soutien pour l'exercice des responsabilités départementales et locales (Aserdel), que l'opposition de droite et du centre utilise comme machine de guerre. Il dit ne pas être étonné du tout par la gronde. Mené depuis Paris et tambour battant, le découpage n'aurait pas tenu compte des réalités du terrain, que les conseils généraux se sont pourtant efforcés de mettre en évidence, affirme celui qui dirige aussi le cabinet de Maurice Leroy, président du conseil général du Loir-et-Cher (c'est d'ailleurs Maurice Leroy qui interpelait Manuel Valls ce 26 février lors de la séance des questions, dans des termes plutôt musclés, traitant le ministre de "meilleur ouvrier de France en charge du tripatouillage et du charcutage des cantons"...).
"Par exemple, ici c'est un vignoble formant un ensemble cohérent qui est découpé en trois cantons." Ailleurs, "ce sont deux vallées séparées par une montagne qui forment le même canton, ce qui va poser des problèmes de déplacements en hiver", assure Pierre Monzani.
"Charcutage des cantons"
Plus embêtant encore, d'après ce haut fonctionnaire : le ministère de l'Intérieur aurait ignoré les contours de nombreuses intercommunalités, celles-ci étant pourtant de plus en plus cohérentes avec les bassins de vie. "Tout cela pose un vrai problème d'aménagement du territoire", conclut-il. Le choix d'une référence aux populations légales de 2012 pour une réforme qui n'entrera dans les faits qu'en 2015 est aussi critiquable, selon Pierre Monzani. Des élus s'empareront à coup sûr de l'argument. Sans compter qu'à cause notamment de délais de consultation non scrupuleusement respectés dans certains départements, des décrets seraient entachés de vices de forme.
De son côté, l'association "Touche pas à mon canton et à nos campagnes(Lien sortant, nouvelle fenêtre)", qui compte dans ses rangs les députés Jean-Marie Sermier (UMP) et Jean Lassalle (non inscrit), n'a pas traîné. Elle affirme avoir déposé dès décembre dernier un recours en annulation du décret du 18 octobre 2013 portant application de la loi sur les élections départementales, au motif que celui-ci serait inconstitutionnel.
Tout en engageant la bataille sur le terrain juridique, les élus de droite et du centre vont continuer à décocher leurs flèches. A l'instar de Bruno Sido, secrétaire général UMP du groupe de droite, du centre et des indépendants de l'ADF. Par endroits, les nouveaux cantons vont réunir "jusqu'à soixante-dix communes", dit-il. Sa conclusion : "Ce sera la fin de la proximité avec les citoyens." Député et président UDI du conseil général de Côte-d'Or, François Sauvadet fulmine contre ce qu'il qualifie lui aussi de "charcutage" du territoire qui mettrait à mal les campagnes. Claudy Lebreton, lui, assure que le nouveau scrutin va "changer positivement la façon de faire de la politique". Les grands élus se prêtent-ils à de simples joutes oratoires ?
Report des élections départementales ?
"La révolte part du bas, elle est le fait des élus sans grades", estime Jacques Pedehontaa, président (proche du Modem) de l'association "Touche pas à mon canton" et conseiller général du canton de Navarrenx. Forcément, à peine plus de trois semaines avant les élections municipales, l'opposition verrait d'un bon œil le mouvement de protestation prendre de l'ampleur. François Sauvadet le premier. Il adressera donc un courrier aux élus municipaux de la Côte-d'Or "pour leur présenter leur droit à exercer un recours s'ils le jugent utile et la modalité de la procédure". "Chaque citoyen, rappelle-t-il, a intérêt à agir et peut donc gratuitement demander l'annulation du décret définissant les nouveaux cantons de son département."
Plus tard, les électeurs auront un bulletin de vote entre les mains. Officiellement en mars 2015. Mais l'opposition sème le doute. Pour Dominique Bussereau, député et président du conseil général de la Charente-Maritime, l'avalanche de recours pourrait déboucher sur l'annulation, "au cours du dernier trimestre de cette année", de certains des décrets délimitant les cantons. "Il faudra de nouveau consulter les départements, ce qui peut demander six semaines", estimait-il, le 19 février, à l'Assemblée nationale. En s'interrogeant sur la possibilité matérielle, dès lors, d'organiser les élections départementales à la date prévue. "D'une très grande sérénité", le ministre de l'Intérieur lui a répondu que "les élections cantonales auront bien lieu en 2015".
Et une semaine plus tard, ce 26 février, le même Manuel Valls s'est élevé contre les menaces de recours, déclarant : "J'ai cru comprendre qu'il y avait des recours qui allaient être faits, massifs" et "je vous mets en garde : prendre ainsi en otage - en tout cas essayer de bloquer - le Conseil d'Etat n'amènera à rien" car "nous avons préparé sérieusement cette loi".