Trop peu, trop plein ou "trop mal" d'ingénierie ?
Rompant avec la ritournelle du "manque d'ingénierie", plusieurs interventions tenues lors d'une table-ronde organisée le 27 novembre par la délégation aux collectivités et à la décentralisation de l'Assemblée nationale ont davantage insisté sur son foisonnement et son inégale répartition, plaidant pour sa consolidation et sa réaffectation. L'attention a néanmoins été attirée sur un "trou dans la raquette" : le manque d'ingénierie financière, plus que jamais indispensable alors que la dette publique impose de changer de modèle de financement.
© Capture vidéo Assemblée nationale/ Maryse Combres, Gilles Noël, Christine Pirès Beaune et Pascal Berteaud
"Il y a beaucoup d'ingénierie sur certains territoires. Beaucoup trop peut-être, ou dans tous les sens." À l'heure où le refrain sur le manque d'ingénierie n'a de cesse d'être entonné de colloques en débats, la déclaration interloque. Elle est signée de la députée Christine Pirès Beaune (PS, Puy-de-Dôme), intervenant lors de la seconde table ronde organisée, le 27 novembre, par la délégation aux collectivités et à la décentralisation de l'Assemblée nationale, dans le cadre des rencontres intitulées "Quelles perspectives pour la planification écologique dans les territoires ?" (lire notre article du 1er décembre). Cette fois afin de savoir si les collectivités "ont les moyens de de porter les ambitions françaises en matière de développement durable et de lutte contre les changements climatiques".
Une offre multiple…
À première vue iconoclaste, l'analyse semble néanmoins partagée. "De l'ingénierie, il y en a", assure ainsi Pascal Berteaud, directeur général du Cerema. "Les moyens existent", observe à son tour Maryse Combres, présidente de la Fédération des agences locales de l'énergie et du climat (Flame), profitant de l'occasion pour vanter "l'ingénierie de proximité" apportée par la quarantaine d'agences locales de l'énergie et du climat que sa fédération regroupe. "On ne manque pas d'ingénierie stratégique. On est très largement accompagnés. Les agences techniques départementales, à certains endroits, sont très efficaces. On a l'Ademe, le Cerema… toutes ces structures", confirme encore Hugo Cavagnac, président de la communauté de communes du Frontonnais (Haute-Garonne), représentant Intercommunalités de France. Il y ajoute les conseils en architecture, urbanisme et environnement (CAUE), un outil "formidable" dont il déplore, parmi d'autres, qu'il "disparaisse" (lire notre article du 18 novembre). Et ce, "uniquement pour un problème de trésorerie", enseigne Christine Pirès Beaune. Intervenant lors de la première table-ronde, le ministre Mathieu Lefèvre ajoutait à la liste "l'Agence nationale de cohésion des territoires et les agences de l'eau".
… à consolider…
Pour le ministre, toute cette "ingénierie territoriale doit être impérativement consolidée. Il doit y avoir une forme de guichet unique. C'est ce qu'on a fait avec la mission Adaptation [lire notre article du 18 avril 2024] notamment, mais il faut aller plus loin et clarifier les missions des opérateurs, renforcer leur gouvernance et surtout garantir leur présence sur le terrain". Une consolidation qui doit, au passage, également se faire sur le fond, comme le suggère Augustin Augier, secrétaire général à la planification écologique, partisan de "mutualiser les ingénieries" : "Il ne faut plus réfléchir d’un côté avec l’ingénierie de la transition écologique, de l’autre côté l’ingénierie de l’aménagement du territoire", préconise-t-il ainsi.
Pour Pascal Berteaud, qui révèle que cette mission Adaptation "commence à décoller", cela "nous paraît être vraiment la bonne façon de faire". Pour lui, "la vraie question est de savoir comment on structure [l'ingénierie], comment on l'organise pour […] éviter d'avoir de la déperdition d'énergie. Et comment on la fait connaître aussi". Et de considérer qu'"il y a largement la place pour effectivement regrouper toute cette ingénierie, toute cette expertise qui existe, la coordonner pour la proposer aux collectivités". Maryse Combres plaide elle aussi pour "optimiser les moyens, les rationaliser, pour les rendre plus efficaces et, surtout, pérennes". Elle propose ainsi de "mutualiser l'ingénierie pour couvrir l'ensemble des EPCI", via "un pacte territorial climat entre l'État et les collectivités avec une dotation à la clé, déclinée en budget annexe à l'échelle intercommunale".
Président de l'Ademe, que d'aucuns proposent de fusionner dans un ensemble plus large (lire notre article du 20 mai 2025), voire de dissoudre (lire notre article du 15 janvier 2025), Sylvain Waserman se fait plus conservateur, toujours favorable au maintien du modèle actuel, "un modèle de principe de spécialités" (lire notre article du 14 février 2024) qui n'empêche selon lui en rien lesdits opérateurs d'agir de concert. "Les exemples de coopération sont quotidiens", argue-t-il, tout en concédant "qu'on peut encore aller un cran plus loin dans l'articulation avec l'État déconcentré".
… et à mieux répartir…
Foisonnante, cette ingénierie n'en reste pas moins inégalement répartie, au risque d'une nouvelle "fracture territoriale", mise en lumière lors du dernier congrès des maires (lire notre article du 24 novembre). Directeur de la transition énergétique et écologique au sein de la Banque des territoires, Gil Vauquelin souligne que "la décentralisation s'est beaucoup emparée de l'ingénierie et, évidemment, la concentre en fonction de l'armature urbaine et de l'organisation territoriale du pays. Donc, forcément, on a une répartition différente de l'ingénierie sur le territoire". Si les plus grandes collectivités sont bien outillées, les petites en sont souvent dépourvues. "Ce sont les communes petites et moyennes qui s'adressent massivement à nous", observe-t-il ainsi. "On doit évidemment se préoccuper en premier lieu des collectivités les plus fragiles. C’est-à-dire qu’on doit différencier la capacité à apporter de l’ingénierie vis-à-vis des communes, notamment rurales, et des plus petits EPCI, qui n’ont pas cette capacité-là", convient de même Augustin Augier.
Une nécessité d'autant plus impérieuse vu la mode persistante des appels à projets, lesquels restent pourtant toujours aussi décriés : "Il n'y a rien de plus injuste que ces formes-là. Qui s'en saisit ? Qui les capte ?", interroge ainsi Maryse Combres. Ces appels "nous déroutent de nos stratégies. On est dans l'opportunisme, on va chercher un billet pour un projet qu'on n'avait pas prévu de faire, qui n'était pas prioritaire. Sortons de cette logique qui nous sort du long terme", exhorte Hugo Cavagnac. "Avec les appels à manifestation d'intérêt, nous [les maires ruraux], ce n'est pas qu'on essaye de faire des coups, c'est qu'on n'a personne pour remplir la machinerie… Il y a de l'ingénierie partout, mais parfois, il y aussi des trous dans la raquette !", tempère Gilles Noël, maire de Varzy (Nièvre), représentant l'Association des maires ruraux de France (AMRF).
… en particulier à l'échelle départementale…
Lequel estime pour autant que "l'ingénierie, elle n'est pas obligée d'être à côté de notre secrétaire de mairie. On accepte que ce soit au niveau intercommunal ou départemental". Et d'ajouter : "C'est une bonne échelle, le département". Il est vrai que "les départements financent en moyenne un dixième des investissements des communes et des intercommunalités", souligne Valérie Nouvel, vice-présidente du conseil départemental de la Manche, représentant Départements de France. Quand bien même, concède-t-elle, que "cet investissement diminue de 10% tous les ans". Ce qui n'est pas sans inquiéter Gilles Noël : "Les départements, quand vous toussez, nous, les villages, on s'enrhume", diagnostique-t-il.
De manière générale, le retour en grâce de cet échelon un temps décrié se confirme. Pascal Berteaud confesse ainsi que le Cerema réfléchit à départementaliser son expertise : "Aujourd'hui nous sommes présents sur 27 sites et on se rend compte qu'il y aurait probablement intérêt à avoir des petites équipes qui puissent faire liaison à l'échelle départementale."
… mais aussi thématiquement
Au-delà de la répartition territoriale, une meilleure répartition sectorielle semble aussi indispensable. "Sur la stratégie, on est plutôt très bons. Mais sur l'opérationnel et le financier, sur l'efficience du programme qu'on va lancer, on manque d'ingénierie financière", explique Hugo Cavagnac. Or cette dernière se fait plus que jamais nécessaire puisqu'alors que les ressources étaient jusqu'ici "essentiellement budgétaires", l'explosion de la dette publique va conduire les collectivités à devoir se tourner "vers les certificats d'économie d'énergie, les subventions, les prêts ou encore les fonds européens", prévient Gil Vauquelin. Une analyse partagée par Christine Pirès Beaune, qui invite à travailler davantage sur le financement des projets : "Pas le financement facile, qui consiste à aller chercher de la Decil, de la DETR, des fonds qui finalement déshabillent Pierre pour habiller Paul", mais "des avances, des prêts spécifiques, etc.", déclare-t-elle. "Financements en prêt, intervention en fonds propres, ingénierie financière", autant de dispositifs apportés par la Banque des Territoires, rappelle Gil Vauquelin. Un apport qui paraît d'autant plus précieux que "les contrats de type planification écologique qui existent aujourd'hui, comme les CRTE, sont déliés dans l'immense majorité des territoires des mécaniques financières", constate François Thomazeau, de l'institut I4CE. Et ce dernier, en s'adressant aux parlementaires, de se déclarer par ailleurs "impressionné [de voir] à quel point on vous invite à trancher sur du sable. Bien souvent, les conséquences des décisions que vous êtes amenés à prendre sont très peu modélisées […]. On regarde beaucoup dans le rétroviseur et très peu dans le prospectif", observe-t-il. Aux collectivités, ensuite, de se colleter avec le réel, comme le relevait récemment Brigitte Bariol-Mathais, déléguée générale de la Fédération nationale des agences d'urbanisme (Fnau), à propos du ZAN, composé par la loi Climat non sans quelques fausses notes (lire notre article du 25 novembre).